À propos de cette édition

Éditeur
Stop
Genre
Fantastique
Longueur
Nouvelle
Paru dans
Stop 136
Pagination
55-61
Lieu
Montréal
Année de parution
1994
Support
Papier

Résumé/Sommaire

La maîtresse de maison est aux prises avec l’entretien ménager de sa demeure, une activité familière sans cesse à recommencer. Cette dame, toujours insatisfaite des résultats qu’elle obtient en ce domaine, ne peut résister à l’envie d’essayer tout nouveau produit à récurer, qu’il soit toxique ou écolo. Ses récents essais n’étant pas suffisamment concluants à son goût, elle décide de revenir à l’aérosol qu’elle avait mis de côté pour la simple raison que le contenant ne lui plaisait pas. Une mousse puissante s’en échappe, tel un génie de sa bouteille, et les enzymes dévorant tout sur leur passage, la baignoire passe à travers le plancher. Le carnage se poursuit…

Commentaires

L’adhésion du lecteur est gagnée tout d’abord par la description, en mode réaliste, de préoccupations tout à fait banales qui auraient fait de cette nouvelle une simple anecdote de portée restreinte si l’auteure avait voulu la traiter autrement que par le fantastique. C’est en ce sens, si je puis dire, que dans « Nettoyage par le vide », le sujet est le fantastique. En effet, dans le fantastique moderne, l’absurdité du quotidien est souvent suffisante en soi pour engendrer l’effet fantastique. Il n’y a donc pas ici de ces monstres ou de ces êtres mystérieux qui servaient autrefois à naturaliser le récit et à créer un climat d’épouvante. En fait, si quelque chose hante notre protagoniste, c’est surtout son désir de propreté. En réalité, c’est plutôt la publicité qui est monstrueuse, les enzymes qui sont de véritables « petits lutins acharnés », voire d’« infatigables créatures », et le reste est à l’avenant.

Dans ce quotidien on ne peut plus terre à terre, quelques mots négatifs disséminés ici et là préparent le terrain au fantastique ; l’aérosol fait office de bombe, la mousse fuse, les vapeurs sont toxiques. Mais c’est la personnification des objets qui contribue le plus à créer l’ambiance nécessaire pour que le genre puisse s’épanouir. Ainsi donc, on réanime une bouteille bouchée en lui insufflant de l’air, le produit travaille par lui-même, et il fait des miracles. Pour sa part, la valve émet des sons et exécute des mouvements mais surtout, « les enzymes sont cet ennemi invisible », cachés qu’ils sont dans les bulles de la mousse qui attaque tout ce qu’elle rencontre. Comme nous pouvons le constater, l’objet, pourtant coutumier, devient l’être maléfique dont il faut se méfier. D’ailleurs, rien ne nous est épargné : aussi assistons-nous à une disparition, soit celle de la baignoire. On s’amuse ferme dans cette nouvelle !

Ces « personnages » se transforment donc en quelque chose de si vivant que le champ lexical tourne presque exclusivement autour des notions de bouche, d’avalement, de gorge – même le placard regorge de produits – et, partant, de gouffre. D’ailleurs le bouton de l’aérosol est muni d’une tête et sa valve émet des petits cris ; bref, elle est pour ainsi dire dotée de la parole, laquelle est annonciatrice de la terreur qui va s’ensuivre. Les robinets, restés accrochés au mur tels deux dents, forment pour leur part une bouche édentée démesurément ouverte. C’est la bête qu’il faut nourrir. L’ogre, le loup, le vampire – avec des allusions directes à Batman et aux chauves-souris – ainsi que tous les êtres dévorateurs de notre enfance ou de la mythologie nous viennent tour à tour en tête sans jamais être nommés. Ces « créatures qui s’empiffraient sans jamais être repues », ces « enzymes boulimiques » constamment à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent, engloutissent la saleté et bien d’autres choses encore jusqu’à leur dissolution complète ; elles mangent et ingèrent. Le gouffre est sans fond, ce qu’évoque notamment le trou béant laissé par la chute de la baignoire.

Si l’auteure n’en réfère qu’aux Danaïdes condamnées à remplir ad vitam aeternam leurs jarres percées – vaste projet non sans lien avec les tâches ménagères toujours à refaire –, son texte en appelle tout autant à Sisyphe forcé d’exécuter perpétuellement la même besogne. Ou n’est-ce pas – peu s’en faut avec tout ce qui se passe – carrément le motif du Chaos qui est abordé de façon voilée, ce gouffre sans fin dans lequel la chute l’est tout autant ? Alors, comment ne pas effectuer un lien avec le quotidien monotone qui nous engloutit et à l’ennui qui en est le corollaire ? C’est donc à une représentation du temps qui passe que l’on assiste, celui qu’on perd à s’occuper de peccadilles, ce temps qui a toujours soif (ou faim ?) dans « L’Horloge » de Baudelaire. Ou « Le Gouffre » dans lequel le poète, prisonnier de ce bas monde, apostrophant Pascal pour qui nous sommes automates autant qu’esprits, évoque, si on extrapole un peu, le vide affectif qui donne naissance à l’angoisse. Alors, bien sûr y a-t-il en filigrane, dans cette nouvelle d’Hélène Lesage, l’esquisse de ce conjoint à peine présent et jamais désigné autrement que par ce il, tributaire d’une certaine psyché universelle et qui, dès le premier paragraphe, se contente de sourire pendant que la dame, quelque peu abandonnée, se débat avec tout le travail. Il va sans dire que cette solitude, souvent nécessaire pour favoriser un climat fantastique dans lequel des phénomènes inexplicables trouvent un terrain fertile pour se produire, est ici bien présente. Mais pour n’avoir pas su faire un avec notre protagoniste dans cette tourmente, il devra en payer le prix. Lui qui ne voit nullement la pagaille ni son visage décomposé, « dans la lune, comme à son habitude », tombera finalement des nues…

Le personnage masculin n’est pas blanc comme neige dans cette histoire, mais force est d’admettre que la femme commet pareillement quelques impairs. Ainsi cèdera-t-elle à la surconsommation, comportement d’autant plus absurde qu’elle tente de régler un problème on ne peut plus grave par l’achat d’un nouveau produit destiné à combattre l’ancien ! Et en s’ingéniant à en trouver un qui travaillerait à sa place, ne cède-t-elle pas à la facilité, voire même ne s’adonne-t-elle pas – allons-y hardiment – à l’esclavage puisque son aérosol a une vie propre ? Qui plus est, en mettant de côté ce dernier parce que son contenant la répugne, en transgressant en quelque sorte la règle qui veut qu’on ne doit pas se fier aux apparences (oh ! que ce précepte sied bien à ce texte !), n’est-ce pas elle qui déclenche l’inimaginable ? Alors, méfiez-vous de la mousse qui dort…

Quoi qu’il en soit, « Nettoyage par le vide » est un apologue à sa façon. Mais hormis dans la phrase qui suit : « La télé diffusait comme toujours ses messages publicitaires », la morale est loin d’être trop appuyée. Au contraire, cette nouvelle se veut humoristique et elle est pleine de trouvailles, comme en témoigne entre autres ce passage dans lequel l’héroïne, « à court d’idées autant que de victuailles », après avoir concédé à la mousse ensorcelée le contenu de son frigo, hésite à lui offrir du café qui pourrait, au lieu de l’apaiser, lui donner un regain d’énergie !

On ne se lasse donc pas de ce néofantastique divertissant. C’est ailleurs que le bât blesse, dans certaines phrases qui alourdissent le récit, et qui montrent du doigt le labeur qu’il y a derrière. Cet extrait en est un exemple : « Escortée du chien toujours aussi hurlant… ».

Disons-le d’emblée, lorsqu’on emploie le registre fantastique, il faut prendre garde à ce qu’une syntaxe correcte mais surconstruite ne vienne annihiler le climat dans lequel on avait si bien plongé le lecteur. L’emprunt à l’anglais, quand il n’est pas essentiel, contribue tout autant à cet effet de pesanteur. Ainsi le « cream cheese », mais surtout « la mode du low fat, cholesterol free », tous deux mis en italique, auraient gagné à être simplement remplacés par « un régime allégé » et « un fromage à tartiner ». Parfois, il ne faut pas chercher bien loin pour témoigner de la modernité, et la langue française n’est pas cette chose impuissante à en rendre compte. Quoi qu’il en soit, à tout prendre, je préfère nettement qu’une nouvelle passionnante mais imparfaite soit sélectionnée, plutôt que l’inverse qui se produit trop souvent. À la condition bien sûr que la revue exige un léger remaniement, ce qu’elle n’a visiblement pas fait. De même a-t-elle immortalisé cette coquille : « Battman », à la page 57.

Née en France et enseignant aux États-Unis, Hélène Lesage a vécu à Montréal où elle a soutenu une thèse sur les microrécits. Friande du texte court dans lequel on inclut le poème, elle a été abondamment publiée dans la revue Mœbius. On peut d’ailleurs lire dans cette dernière, dans l’année suivant la nouvelle qui nous occupe, deux histoires dans lesquelles on retrouve, mais dans une autre tonalité, les mêmes préoccupations que dans « Nettoyage par le vide ». Ainsi dans « L’Éden et après… ? » (n˚ 64), est-il question d’inventer « la machine qui fait tout » (espérons pour l’auteure qu’elle l’aura été depuis), la fin du « travail de forçat » ayant été décrétée. Pour sa part, « À vau-l’eau… » (n˚ 65) met en scène un couple, un chien, un chat… et une baignoire qui coule. [MN]

  • Source : L'ASFFQ 1994, Alire, p. 114-116.