À propos de cette édition

Éditeur
Du Jour
Titre et numéro de la collection
Les romanciers du jour - 21
Genre
Science-fiction
Longueur
Roman
Format
Livre
Pagination
260
Lieu
Montréal
Année de parution
1967
Support
Papier

Résumé/Sommaire

Les plaques tectoniques ont fait la bringue si fort que les systèmes automatiques de défense des pays dits développés se sont déclenchés, contribuant généreusement à l’aggravation d’un cataclysme déjà dévastateur. Étendue sur une plage des environs de Naples, la belle Silvana s’éveille d’un lourd sommeil. À mesure que les minutes et les heures passent, elle se rend compte que la civilisation a été anéantie pendant sa sieste. Il ne reste personne, juste l’abandon, la ruine, la désolation, des cendres et des radiations.

Pendant ce temps, un vaisseau spatial, l’Achille, emporte à son bord, entre autres passagers, un capitaine, sa fille et un savant astronome. Il faut dire qu’aux alentours des années 1990, les voyages dans l’espace sont devenus une activité de loisir. Pour assurer le retour sur Terre des quelque quatre-vingts vaisseaux éparpillés dans les alentours de la Terre, le capitaine de l’Achille se trouve promu amiral de la flottille. Mais voilà ! la panique s’empare des uns, la pagaille démantibule les autres, le bordel total s’installe. Incapable d’imposer son autorité, le nouvel amiral assiste impuissant à une série catastrophique de flamboyantes tentatives d’entrée dans l’atmosphère.

Dans l’intervalle, Silvana a appris à survivre et à s’organiser. Elle passe l’automne puis l’hiver. Au printemps, elle entreprend de traverser l’Italie à destination de Canazei, le hameau de sa jeunesse, dans les contreforts des Alpes italiennes. En chemin, au fil des mois, elle rencontre les survivants d’une humanité devenue nomade : une famille déboussolée en pleine dispute, la silhouette fugitive d’un homme dans des ruines ; puis, tapie dans un sous-bois, elle assiste pendant des heures au défilé interminable d’une colonne de réfugiés menés comme des esclaves par une milice de brutes armées. La belle héroïne tombe ensuite sur un autre survivant solitaire, Niels, un Danois à qui la débrouillardise et l’habileté procurent une qualité de vie appréciable. Les deux solitudes réunies vont passer l’été ensemble dans une maisonnette à l’orée d’un bois. Ils se la coulent douce un moment avant de reprendre la direction choisie par Silvana, à l’encontre de la volonté de Niels.

Malgré cette divergence, les deux forment une équipe formidable. Ils affrontent les épreuves du voyage et profitent de ses bonheurs ensemble. Toujours unis, ils traversent déserts et marais, ils se font rôtir par un soleil de plomb ou transir par la pluie glacée de décembre. Il leur arrive aussi de rencontrer d’autres rescapés : des troupes de bandits et de pillards, une communauté de faux moines vivant pour cultiver le beau, des milliers de survivants d’une petite ville obstinément terrés dans un abri antiatomique… Comme ils approchent de leur but, Niels se tue en traversant un ravin : il fait une chute de quelques centaines de mètres et va s’écraser sur des rochers. C’est donc seule, mais enceinte, que Silvana parvient enfin à Canazei. Là, elle donnera naissance à un fils, puis découvrira avec étonnement l’intense bonheur d’être mère. Elle participera enfin à la reconstruction du village et à l’invention d’une société nouvelle.

Commentaires

Sans pour autant qu’on puisse parler d’un manifeste de la contre-culture, Les Nomades est très représentatif de son époque et des idées qu’on y débattait. Qu’on parle de voyage, de libération sexuelle, de retour à la terre, d’écologie, de women’s lib ou de modes d’organisation sociale alternatifs (par exemple les communes), Tétreau n’hésite pas un instant à s’emparer des sujets brûlants qui creusèrent un fossé entre les générations dans les années 60.

Les voyages d’abord, puisque tout commence avec le titre : les nomades, ce ne sont pas seulement Silvana et Niels qui traversent l’Italie comme des randonneurs d’expérience (on soupçonne Jean Tétreau d’avoir arpenté l’Italie d’est en ouest et du nord au sud), ce sont aussi tous ces rescapés, ces réfugiés jetés en plein chaos par un désastre d’une ampleur inédite. Le nomadisme s’organise en solitaire, en couple, en petites bandes ou en groupes plus importants. Certains voyageurs errent sans but ou cherchent simplement à se nourrir, d’autres espèrent retrouver leurs proches ou leurs racines, ils reviennent en arrière tandis que d’autres encore vont de l’avant, tournés vers l’avenir. Quelques-uns, enfin, cherchent un sens, une cause ou simplement une communauté prête à les accueillir. Le nomadisme favorise l’avènement de conditions et de hasards qui profitent à la survie. L’organisation de la vie en perpétuel voyage devient la préoccupation première, et quotidienne, de la communauté même s’il subsiste une place importante pour la quête, l’espoir, la poursuite d’un but, voire le rêve, l’utopie. Par ailleurs, l’auteur ne réserve pas de beaux rôles à ceux parmi les survivants qui sont restés ancrés dans l’ancien monde, qui refusent d’accepter la nouvelle réalité.

Tétreau se fait également le témoin des débats sur la libération sexuelle et le MLF (sigle du Mouvement de libération de la femme, aussi connu par l’expression américaine women’s lib). En faisant de Silvana l’héroïne de son récit, il donne un témoignage engagé et prend clairement position. Le roman raconte en effet l’histoire de cette femme plus que celle du cataclysme ou de la reconstruction du monde. La belle Milanaise, jeune encore – elle a trente ans au début du récit –, incarne un modèle de survivance fondé sur un point de vue, une somme d’expériences, une vision du monde qui ne sont jamais pris en défaut par les événements. Elle survit à toutes les épreuves, elle prend toujours la bonne décision, elle a toujours la bonne attitude, elle colle au plus près à sa nature profonde, sans jouer de rôle, sans trahir la voie qu’elle a choisie, celle du cœur. Avant Niels, mais aussi avec lui, Silvana se pose les mêmes questions qui embêtaient beaucoup de monde à l’ère du flower power : pourquoi la vie en couple ? pourquoi des unions stables ? pourquoi la jalousie et les parades nuptiales de Gino et Dina ?

Tétreau reprend entièrement à son compte la contestation des conventions sociales et de la morale. Il incarne cette contestation dans des personnages, dans leurs actions et dans leurs gestes. Silvana est une femme non seulement libérée, mais libre puisqu’elle n’a jamais été soumise à qui ni à quoi que ce soit. Elle dispose de son corps et de sa personne comme bon lui semble. Vers la fin, Niels vient d’ailleurs menacer cette liberté en suggérant qu’ils devraient ensemble, elle et lui, faire un bébé, histoire de relancer un peu l’humanité. Elle s’y objecte spontanément, d’un bloc, pour des motifs qu’on pourrait juger égoïstes, mais qui ne sont rien d’autres que le produit d’une société à l’individualisme exacerbé. Elle n’a jamais songé à hypothéquer sa liberté et à s’encombrer d’un enfant, elle refuse qu’on lui impose ce choix, quels que soient les motifs ou les circonstances. Elle rejette même l’idée que la survie de l’espèce puisse reposer entre ses mains.

Le récit baigne enfin dans un climat intellectuel marqué par des idéologies écologistes et utopistes. Idée forte du texte, le retour à la terre ; mieux encore, ici, Tétreau nous offre en prime un deuxième retour à la Terre. Dans le premier cas, les rescapés font un retour forcé aux ressources naturelles de la planète, aux nourritures terrestres comme qui dirait ; le cataclysme les rabaisse au rang de chasseurs-cueilleurs, à peine un cran au-dessus des néandertaliens. Dans le deuxième retour à la Terre, quinze cents touristes et navigateurs de l’espace veulent rentrer, réintégrer le giron de la planète mère et pouvoir évacuer ces boîtes en fer-blanc éparpillées dans le vide sidéral. Retour à la terre ou retour à la Terre, il s’agit de revenir, de se réconcilier avec la Terre nourricière, la planète autant que le sol, la seule à pouvoir nous prodiguer vie et subsistance. L’auteur fait la part belle au retour à la terre de Silvana et Niels puisque Silvana survit et qu’elle perpétue l’espèce en donnant naissance à un enfant. Par contre, les deux compagnons enterreront successivement le savant astronome, le capitaine de l’Achille et sa fille, pourtant les plus vaillants, les plus sensés et les plus raisonnables des « spatiaux » ; ils avaient miraculeusement survécu à l’entrée dans l’atmosphère de leur vaisseau, ils n’auront pu s’adapter aux nouvelles conditions de vie.

Cet épisode des vaisseaux spatiaux apparaît d’abord incongru. Puis, à mesure qu’avance le récit, on comprend que Tétreau illustre ainsi l’opposition entre deux forces : la civilisation, d’une part, et la nature, d’autre part. L’auteur prend parti pour la nature, contre laquelle viendront se briser, se fracasser comme du cristal sur des rochers, les joujoux si fragiles de la civilisation. Tétreau fait du vaisseau spatial un symbole de la civilisation. Quoi de plus évolué en effet qu’un vaisseau spatial : une organisation hiérarchisée, ordonnée, réglée, un assemblage très complexe de matériaux composites et de technologies convergentes, le tout géré par un pouvoir central et dominateur. Par contre, nul ne sait comment ça se passe avec les plaques tectoniques ; pour ma part, je ne suis pas sûr qu’elles s’imposent des héros, des caporaux et des amiraux. Par rapport à l’humanité et à ses créations, ces plaques maudites représentent donc la nature. Ainsi, malgré tout le tremblement qu’elles infligent à la planète, la nature n’en est pas détruite pour autant ! Au contraire, l’année suivante, la végétation envahit tout, gommant de vert les gris de l’asphalte et du béton aussi bien que l’argent du néolibéralisme ; de leur côté, les chevaux et les vaches ont pris la clef des champs, nos deux héros aperçoivent même des aurochs sortis d’on ne sait trop quel passé… Non, le grand tremblement ne détruit que la civilisation humaine fin XXe siècle. Et cette fragilité de la civilisation et des constructions humaines est mise en opposition avec la force brutale et aveugle de la nature, de la mère nourricière pourtant, de la Terre, du cosmos.

Pour faire un roman en prise directe sur l’actualité intellectuelle du temps, Tétreau accorde une place de choix aux idées et aux débats. Il préfère alimenter la réflexion plutôt que le divertissement. Inutile, donc, d’attendre une intrigue qui tient en haleine du début à la fin ou des rebondissements de roman d’aventures. L’écrivain transpose plutôt ses idées dans des situations, des événements. Son écriture devient lyrique par moments, quand il s’étonne des merveilles que prodigue la nature régénérée ou qu’il admire ses deux héros, Silvana en particulier. Sa manière classique ménage les effets de style et s’empreint de sobriété pour décrire avec minutie les éléments du décor, un peu dans la tradition française du naturalisme. La prépondérance qu’il donne aux considérations philosophiques et aux délibérations psychologiques s’accommode mieux de lents développements. Pas étonnant dès lors que le récit progresse par à-coups, la cadence souvent ralentie par des passages lyriques et des épisodes introspectifs.

En un mot, Les Nomades donne beaucoup à réfléchir mais ne laisse pas un plaisir de lecture impérissable. On en retire l’impression que Jean Tétreau a voulu jouer au romancier sans vraiment laisser la bride sur le cou au conteur. En toute justice par ailleurs, il faut reconnaître que Les Nomades marque une étape importante dans l’histoire de la SF d’ici. En 1967, au Québec, un auteur sérieux abordait des questions sérieuses dans un livre sérieux publié par une maison d’édition sérieuse, vendu à un prix sérieux pour le plus grand plaisir de lecteurs sérieux. Et tout ça en pratiquant un genre, la SF, snobé par les milieux littéraires sérieux, rejeté par les éditeurs d’ici, ignoré par la plus grande partie des lecteurs, en marge vraiment ! Qui plus est, Les Nomades constitue l’une de nos rares contributions – et significative, celle-là –, à une bibliothèque virtuelle de l’utopie. Un exploit, un accomplissement remarquable, à n’en pas douter, un titre à marquer d’une pierre blanche dans la courte histoire de la SF locale, en somme. [RG]

  • Source : La Décennie charnière (1960-1969), Alire, p. 177-182.

Références

  • Janelle, Claude, Solaris 35, p. 11.
  • Lepage, Yvan G., Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec IV, p. 617-618.
  • Pettigrew, Jean, imagine… 8/9, p. 123-124.