À propos de cette édition

Éditeur
Berthiaume & Sabourin
Genre
Fantastique
Longueur
Feuilleton
Paru dans
Le Monde illustré, vol. XIV, n˚ 729
Pagination
820-821
Lieu
Montréal
Date de parution
23 avril 1898

Résumé/Sommaire

Militaire anglais engagé dans l’entreprise de déportation des Acadiens en 1755, William Brandon profite de la situation pour piller de riches habitants et amasser ainsi une grande fortune. Il commet également des meurtres sanglants en faisant notamment périr dans un incendie une famille entière. Par malheur pour lui, il voit la mère et les enfants s’élever au-dessus des flammes pour le maudire.

Quelque temps après, alors qu’il fait route vers Halifax où sa femme l’attend, son navire est victime d’un naufrage dans lequel tous périssent, sauf lui, car il vend son âme au diable en retour de sa vie sauve et de dix ans de jouissance des biens volés aux Acadiens. Plus le temps avance, plus sa santé mentale se dégrade. Exactement dix ans plus tard, un Brandon au bord de la folie, « poussé par une force irrésistible », se rend à un endroit désigné par le diable, et là, sous les yeux d’une foule au courant de la malédiction, un nuage noir apparaît au-dessus de lui et l’engloutit.

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Commentaires

Cette nouvelle dite historique relève plus de l’histoire des mentalités que de l’histoire réelle, même si certains faits sont historiquement véridiques, comme la déportation des Acadiens et les horreurs commises par les soldats anglais en 1755 à Grand-Prée. L’auteur renvoie même les lecteurs, dans une note infrapaginale, au « Pèlerinage au pays d’Évangéline » de l’abbé Casgrain pour appuyer le fait que, selon lui, « toutes ces horreurs sataniques sont rigoureusement vraies ».

La plus grande partie de ce qui est rapporté tient évidemment de la plus pure affabulation et n’est pas exempte d’incohérences : comment, en effet, concilier le fait que pour William Brandon, d’un côté, « Dieu […] n’est qu’un vain mot [… et] le diable n’existait que dans l’imagination facilement excitable des femmes et des enfants », alors que, de l’autre, il vend son âme au diable ? Chose plus étrange encore, le scepticisme de Brandon est révélé après qu’il a conclu son pacte avec Satan. Sans doute pourrait-on arguer que l’homme dénie un pouvoir surnaturel à celui à qui il s’est donné, croyant ainsi échapper au pire des destins.

Toujours est-il que cette incohérence devient paradoxalement une raison suffisante pour renforcer la fantasticité de ce texte. Car dans le fond, Brandon serait un sceptique qui aurait joué avec la croyance au démon, l’aurait provoqué, et en aurait été finalement victime. Tous les ingrédients du récit fantastique sont ainsi réunis dans « La Nuée du diable » : l’établissement d’une réalité historiquement datée, des événements surnaturels, de la résistance rationnelle à l’impossible et l’imposition finale d’une force surnaturelle diabolique qui annihile sa victime. Mais détail encore plus bizarre, non seulement Brandon met-il sa femme au courant de ses visions surnaturelles aperçues au-dessus de la maison acadienne en flammes et de son pacte avec le diable, mais encore la population tout entière est rapidement au courant de l’histoire de Brandon : « Tout le monde attendait avec anxiété le jour fatal de l’échéance monstrueuse : nul ne doutait que Satan ne vint en personne chercher cette âme. »

Selon cette assertion du narrateur, la société anglaise d’Halifax de 1765 vivrait dans la croyance magique au diable. Mais comment la nouvelle s’est répandue, rien n’est dit, et il est tout à fait invraisemblable que dans la société réelle et historique de l’époque une telle nouvelle se propage, un homme ayant vendu son âme au diable cherchant à garder secrète son entente diabolique. Mais le vraisemblable ne fait surtout pas partie du projet qui fonde ce texte. La morale finale en fait foi : Picard veut montrer que les crimes commis par les Anglais contre les Acadiens sont des crimes dont toute la société doit être informée, et elle doit même participer socialement au sacrifice de l’un d’entre eux, sorte d’Antéchrist sur qui pèse symboliquement le poids des méfaits des Anglais.

Picard veut aussi illustrer le fait que Dieu est du côté des bons Acadiens, et le diable, du côté des méchants Anglais. Dichotomie plus tranchée est difficile à concevoir en dehors du cadre des mentalités religieuses de l’époque, les Acadiens et les Canadiens français – fervents catholiques – voulant croire à tout prix que la Providence finirait par les sauver des mains de l’envahisseur diabolique – et protestant – en le faisant périr grâce aux bons soins du diable lui-même. Faute d’avoir gagné la bataille sur terre, les Acadiens gagnent celle du ciel, dans l’imaginaire. [MLo]

  • Source : Le XIXe siècle fantastique en Amérique française, Alire, p. 159-161.