À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Adakhan Demuthsen est différent des adolescents de son âge qui habitent le même quartier que lui dans la Cité de Manokhsor. Curieux de nature, Adakhan s’interroge sur toutes sortes de choses depuis qu’enfant, il a pu constater que la ville était entourée d’un désert et non d’une jungle comme l’enseignent les textes officiels à l’école. L’adolescent se demande pourquoi il est interdit de franchir les hautes murailles qui ceinturent la ville. Pourquoi les quartiers sont-ils séparés par des murs qui empêchent la libre circulation des habitants de l’un à l’autre ? Pourquoi y a-t-il tant d’édifices qui s’écroulent ? Pourquoi y a-t-il des gens qui disparaissent mystérieusement ? Pourquoi l’eau est-elle si rare et les conditions de vie des Périphériens si misérables ? Qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté du désert ?
Adakhan se pose mille questions et veut trouver des réponses car il n’accepte pas la résignation tranquille et l’ignorance qui caractérisent ses concitoyens. Le jeune homme doit cependant apprendre à ne pas poser de questions et à refouler sa révolte s’il ne veut pas tout simplement disparaître. Comprenant qu’il n’arrivera à rien par la force brute et sans la ruse, il décide de se taire et d’attendre les occasions qui lui seront offertes pour en apprendre un peu plus sur les véritables dirigeants de la Cité. Il croit que le chemin du pouvoir le mènera graduellement au savoir.
Aussi, dès qu’il a terminé son apprentissage de forgeron, il demande à être admis dans la société de Zéphirod dont son ami Boris, un tailleur de pierres, est le chambane. Cette appartenance à une société secrète lui procure quelques privilèges mais Adakhan se rend compte que les vrais dirigeants habitent la Tour située au centre de Manokhsor, dominant la Cité de toute sa hauteur. Adakhan n’a qu’un but : se rendre à la Tour pour y découvrir les secrets de Manokhsor.
Au cours de la fête des Violences à laquelle il assiste dans un autre quartier pour la première fois, il aperçoit une jeune femme superbe, Lhianatha, aux côtés de l’Archonte de son quartier, Cédrik Vihr. Elle le retrouve bientôt et les deux amants vivent une relation passionnée et tumultueuse dans la clandestinité. Grâce à Lhianatha, Adakhan entre dans la société du Diamant noir.
Les années passent. Adakhan a maintenant un fils mais il ne sait guère plus de choses qu’auparavant. Puis, un jour, en sa qualité de chambane de Zéphirod, il est invité à la fête du Centre mais doit subir au préalable une autre initiation. Le grand jour arrive finalement et il pénètre dans le parc au centre duquel se trouve la Tour. Il est ébloui par la luxuriance de la nature. Après la cérémonie de l’hommage au Roi qu’il considère comme une grossière mascarade, il doit retourner dans son quartier mais il est plus déterminé que jamais à arracher les masques des véritables dirigeants de Manokhsor.
Autres parutions
Commentaires
Il y a longtemps qu’on attendait la parution de L’Oiseau de feu de Jacques Brossard, à tel point qu’avant même sa publication il était devenu un roman mythique. Des extraits avaient d’abord été publiés en 1980 dans La Nouvelle barre du jour mais il aura fallu patienter jusqu’à la fin de la décennie pour vraiment avoir accès à l’œuvre de Brossard. Et encore, il ne s’agit là que du premier tome d’une œuvre qui doit en compter cinq. Il s’agit certainement du projet le plus ambitieux de l’histoire de la SF québécoise et qui pourrait devenir, au terme de l’entreprise, un véritable monument.
Pour le moment, l’auteur met en place le socle dans le tome 1 intitulé Les Années d’apprentissage. On peut déjà apprécier l’ampleur de l’œuvre à venir par l’utilisation des matériaux dans ce premier tome. Brossard présente en détail l’organisation sociale de la Cité de Manokhsor, ses structures politiques et sa géographie physique. Je dois le dire, c’est comme si j’avais vécu trois semaines dans cette ville divisée en douze quartiers, sillonnée par des canaux dont l’eau dégage une odeur fétide, continuellement assombrie par un nuage de poussière qui laisse à peine filtrer les pâles rayons d’un soleil vert. J’ai vu les conditions insalubres de ses habitants, leur abrutissement, leur désespérante soumission. Très vite, je me suis pris de sympathie pour Adakhan parce qu’il n’accepte pas le sort qui est fait aux citoyens de Manokhsor. J’ai compris dans le même temps que l’état d’abêtissement de ceux-ci profitait aux dirigeants et servait les fins d’un vaste projet dont il est impossible encore de connaître la vraie nature.
Ce qui est certain, c’est que les habitants de Manokhsor sont manipulés dans le cadre d’une expérience et que la Cité est un vaste laboratoire au service d’hommes de science qui habitent l’immense Tour du Centre. De plus, il apparaît – mais cela, Adakhan ne le soupçonne aucunement – que le contrôle de la Cité ou de l’expérience oppose deux clans de scientifiques. Chaque clan a ses hommes (ou ses femmes) dans chaque société occulte de chaque quartier, et ses protégés. Adakhan a été choisi par l’équipe du Vieux mais le jeune homme n’a qu’une vague intuition de sa mission. Il espère, par l’acquisition d’un savoir, obtenir sa propre liberté et, qui sait, libérer les habitants de Manokhsor.
Il s’agit vraiment d’un roman d’apprentissage car Adakhan devra franchir plusieurs étapes dans la quête de son indépendance. Évidemment, beaucoup de questions n’ont pas de réponses puisque l’auteur ne nous livre ici que le cinquième de son œuvre. Néanmoins, on peut mesurer à quel point la technologie dont disposent les dirigeants occultes de la Cité est sophistiquée. Ils peuvent contrôler et surveiller chaque individu grâce à un médaillon que chacun porte obligatoirement depuis le premier jour de sa naissance. Dire que le libre arbitre constitue le principal thème de ce premier tome relève presque de la tautologie. Il y a cependant d’autres thèmes qui traversent ce livre : l’engagement, le bonheur individuel, l’amour comme moyen d’incitation à fuir la réalité, la lucidité, le travail.
La rencontre d’Adakhan et de Lhianatha et leur vie commune qui s’étend sur une dizaine d’années fournit à l’auteur l’occasion de développer la psychologie de son personnage principal. Brossard pose le dilemme suivant à Adakhan : sa passion pour sa femme ne le détourne-t-elle pas de son but initial, c’est-à-dire faire éclater au grand jour la supercherie des faux dirigeants ? Ne risque-t-il pas, en continuant à rechercher la vérité, de mettre la vie de sa femme et de son fils en danger ? Adakhan est partagé entre son amour pour Lhiane et son besoin viscéral de liberté. Cette période de son existence, faite de patience, de petits bonheurs familiaux, de satisfaction professionnelle en tant que maître-forgeron, apparaît très riche sur le plan psychologique. Mais le bonheur individuel n’est-il pas une forme de démission quand les marques de l’injustice sont aussi présentes autour de soi ? Jacques Brossard soulève là des questions fondamentales qui touchent tout individu qui vit en société, quel qu’en soit le modèle politique.
L’écriture est cependant tout aussi importante que les idées et les réflexions philosophiques dans L’Oiseau de feu. On connaît la prédilection de Jacques Brossard pour les images baroques et sa fascination pour tout ce qui brille, diamant, cristal, pierreries, or, bronze, etc. Il ne s’en prive pas plus que dans ses nouvelles du recueil Le Métamorfaux. Il utilise le métier de forgeron d’Adakhan et son amour du travail du feu sur les métaux pour composer une série d’images métaphoriques qui mettent à contribution les couleurs chaudes de la forge, l’idée de purification par le feu et l’incandescence des sentiments.
La surcharge fait aussi partie de l’écriture de Brossard. Là où un ou deux adjectifs suffiraient, il en utilise quatre qui sont synonymes. Un exemple qui exprime bien le caractère métaphorique et baroque de cette écriture ? « Alourdi, étourdi, engourdi, endormi. Par un effort extrême, comme s’il lui fallait soulever toutes les enclumes de sa forge, – il s’assoit sur la première marche intérieure. » Cette conception de l’écriture n’est pas sans rappeler celle de Gustave Flaubert, particulièrement quand Brossard décrit le spectacle de la fête des Violences alors qu’Adakhan voit Lhianatha pour la première fois. La forte sensualité qui se dégage de la jeune femme et la cruauté insoutenable de la cérémonie m’ont fait penser à Salammbô. Si Flaubert avait écrit de la science-fiction, ça donnerait exactement le roman de Jacques Brossard.
On conçoit facilement que l’action avance lentement dans ce récit qui puise dans la grande tradition romanesque classique. Cette lenteur ne me gêne pas trop quand l’auteur met en place les bases de cette société primitive. Là où cela devient quelque peu exaspérant, c’est quand il décrit dans le menu détail, avec un soin maniaque, les différents rituels auxquels doit se conformer son héros, particulièrement quand il se rend à la Fête en hommage au Roi. Cette minutie dans l’écriture participe d’une véritable entreprise de mystification qui constitue le sujet même de L’Oiseau de feu et que l’auteur prolonge et amplifie dans la présentation même de son projet dans les premières pages. L’avant-propos, les notices biographiques des traducteurs, la préface de l’éditeur composent un métatexte dont le roman aurait pu facilement se passer. Il y a là comme une recherche superfétatoire d’authenticité qui n’étonnera cependant pas les lecteurs familiers de l’œuvre de Jacques Brossard.
Il n’en reste pas moins que L’Oiseau de feu est un projet solidement construit qui témoigne d’une longue maturation et qui a sollicité l’imaginaire de l’auteur pendant de nombreuses années puisque « L’Engloutissement », paru dans Dix contes et nouvelles fantastiques, en découle directement tandis que « La Tour, la fenêtre et la ville », qui clôt Le Métamorfaux, semble en être la source d’inspiration. On peut se demander si les lecteurs auront la patience d’Adakhan et pourront attendre la parution des quatre autres tomes à raison d’un par année. Chose sûre, ce premier tome m’a suffisamment intéressé, malgré les quelques réserves que j’ai émises, pour que je sois au rendez-vous du deuxième. Comme Adakhan, il y a des questions auxquelles je veux trouver des réponses. [CJ]
- Source : L'ASFFQ 1989, Le Passeur, p. 40-43.
Prix et mentions
Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois 1990
Prix Boréal 1990 (Meilleur livre)
Références
- April, Jean-Pierre, imagine… 49, p. 87-90.
- Janelle, Claude, Solaris 199, p. 133-136.
- Moinaut, José, Magie rouge 28-29, p. 21.
- Pomerleau, Luc, Solaris 88, p. 21.
- Ransom, Amy J., Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec VIII, p. 633-635.
- Voisine, Guillaume, Brins d'éternité 46, p. 83-84