À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Un homme qui a décidé de se suicider ce jour-là entre dans une librairie de livres usagés et tombe sur un bouquin qu’il croit avoir été écrit spécialement pour lui. Il lit les trois premières nouvelles, puis il découvre des pages vierges à la fin du recueil. Poussé par une pulsion irrépressible, il se met à écrire une histoire intitulée L’Homme qui sait. Il constate plus tard que d’autres pages blanches sont apparues. L’homme rapporte le livre à la librairie en espérant qu’un éventuel acheteur poursuivra l’œuvre.
Commentaires
Le livre en question est le recueil de nouvelles de Jean-Charles Harvey, L’Homme qui va…, publié en 1929. Boudreault estime qu’il appartient à ce petit groupe de livres qui peuvent changer notre existence et qui sont destinés à devenir des œuvres collectives. Il exprime aussi dans cette nouvelle une haute conception de l’écriture en montrant comment celle-ci aide à vivre puisque le narrateur n’entretient plus de pensées suicidaires après avoir écrit ces cinq pages en quelques minutes, lui qui n’avait pu faire mieux que deux pages en deux ans.
« Pages de salut » se présente aussi, au-delà d’un hommage à un auteur un peu oublié de nos jours, comme un exercice de style intéressant et complexe. Ainsi, le texte écrit par le lecteur/acheteur du recueil est une mise en abyme qui répond en quelque sorte au procédé utilisé par Harvey dans la nouvelle « Le Revenant » alors que celui-ci imagine le fantôme de Louis Hémon rencontrant Maria Chapdelaine sur le parvis de l’église de Péribonka. Pour sa part, le lecteur écrit un texte dans lequel il décrit sa rencontre avec Harvey lui-même alors que ce dernier est pourtant mort.
Dès les premières lignes de la nouvelle s’installe un climat de mystère autour de la Librairie Économique : celle-ci est administrée par des ex-suicidés ! Le terme surprend. À moins d’être mort, comment peut-on être un ex-suicidé ? De deux choses l’une : ou le mot est mal choisi, l’auteur ayant voulu parler de personnes qui ont survécu à une tentative de suicide (mais ce serait étonnant puisque l’écriture de Boudreault se révèle compétente, classique et sûre), ou le client (narrateur) est déjà mort au moment de franchir la porte de la librairie. Cette ambiguïté ajoute à la richesse du texte et lui donne une dimension fantastique supplémentaire, la finale assurant déjà son appartenance au genre. La référence à la nouvelle de Harvey (« Le Revenant ») prend un tout autre sens, de même que le titre du recueil et un autre titre mentionné par le narrateur, Le Plat brisé, roman de Gérald Lescarbeault.
Fait aussi étrange, les dates ne concordent pas. Ainsi, le narrateur prétend que le recueil a été imprimé il y a 76 ans, ce qui situerait le temps du récit en l’an 2005 compte tenu de la date réelle (1929) de la publication. En outre, il affirme que le livre a trois fois son âge, ce qui permet de déduire qu’il est né autour de 1980. Or, comment peut-il affirmer que Gérald Lescarbeault est un copain d’enfance quand on sait que son livre est paru en 1969 ? Tout est un peu décalé dans cette nouvelle, ce qui accrédite l’hypothèse voulant que le narrateur soit déjà mort au moment d’entrer dans la librairie.
Il y a des ruses dans la nouvelle de Jean-Claude Boudreault qui donnent le goût de suivre l’auteur jusqu’au bout car on sait que c’est la littérature qui sortira gagnante du jeu. Et j’aime bien aussi cette comparaison entre les livres usagés et les ex-suicidés : « On aurait dit que les membres actifs de l’Association de prévention du suicide considéraient le livre usagé comme un rescapé, une sorte de déchet récupérable. C’était un ex-suicidé qu’ils redynamisaient. »
En somme, une nouvelle jouissive et stimulante intellectuellement qui sait tirer le meilleur parti des possibilités de l’intertextualité. [CJ]
- Source : L'ASFFQ 2000, Alire, p. 27-28.