À propos de cette édition

Éditeur
L'instant même
Genre
Hybride
Longueur
Recueil
Format
Livre
Pagination
103
Lieu
Québec
Année de parution
1991
Support
Papier

Commentaires

Son premier recueil, paru en 1989, ne contenait que deux textes qui ressortissent aux genres qui nous intéressent. Le second, Passé la frontière, renverse les proportions puisqu’on peut ranger pas moins de dix-sept nouvelles sur vingt dans le corpus fantastique. Le recueil s’ouvre et se ferme sur une nouvelle qui évoque une frontière géographique au-delà de laquelle l’ordre naturel des choses est irrémédiablement changé. Le temps n’a plus alors la même signification. Dans « La Course des heures », la durée d’une existence se réduit à quelques heures, tandis que dans « Bête heureuse », la vie du monstre de bonheur est éternelle.

Il y a peu de frontières géographiques dans le recueil de Michel Dufour mais les personnages des nouvelles franchissent diverses sortes de frontières : physiques ou spatiales (un mur, une porte, un rideau de douche), sociales (le désir de réaliser ses rêves, de repousser les limites du conformisme, de répondre à l’appel de la passion) et mentales. Il en résulte toujours une irruption du fantastique dans la réalité. C’est dire qu’autant, sinon davantage, que les frontières géographiques, ce sont les frontières génériques qui sont au cœur de l’enjeu du recueil de Dufour et qui rendent compte du désarroi des personnages ou du destin tragique de leur existence.

Toutefois, c’est la banalité de l’existence qui est le plus souvent mise en scène à un point tel que même l’avènement du fantastique ne nous surprend plus guère. L’auteur y pratique cette esthétique de la nouvelle propre à plusieurs recueils publiés par L’instant même, c’est-à-dire la banalité de la vie quotidienne considérée comme une source d’inspiration valable dans un projet littéraire voué à l’instantanéité. Bref, la version intello du trio infernal métro-boulot-dodo dont le représentant par excellence serait Jean-Paul Beaumier.

Dans Passé la frontière, l’auteur ne renouvelle guère les situations propices au fantastique. Les deux histoires de coup de fil, « L’Une l’autre » et « Liaison téléphonique », même si elles sont bien racontées, exploitent le thème archi-usé du malentendu, de l’usurpation d’identité. On pourrait en dire autant des nouvelles décrivant une obsession qui tourne à la pathologie (« Espèce rare » et « L’Ordre ») ou le cynisme des bureaucrates (« Apte au travail »). Heureusement, d’autres nouvelles comme « Rue de l’Innocence », « Nébulosité contagieuse », « Bête heureuse » et « Vous et l’ange » contiennent une force d’évocation remarquable qui permet de contempler la condition humaine dans toute sa nudité, sans fard.

Ce que j’apprécie le plus chez Michel Dufour, c’est qu’il ne fait jamais preuve de mépris pour ses personnages, qu’ils soient les victimes toutes désignées du destin ou qu’ils tentent de réaliser leur rêve ou d’améliorer leur sort. L’auteur regarde avec la même affection l’épouse entièrement soumise à la volonté et à l’obsession de son mari dans « L’Ordre » et le petit employé qui a le courage d’assumer son rêve et de repousser, par le fait même, les limites du conformisme dans « La Face du ciel ». D’ailleurs, s’il y a un message implicite dans Passé la frontière, c’est bien celui-ci : N’ayez pas peur de vivre vos rêves, quoi qu’il vous en coûte.

En effet, pour l’auteur, il y a des existences qui ressemblent à la mort tant elles sont étouffées par le conformisme et la routine, alors qu’il y a des morts qui sont plus douces que la vie. C’est le cas du narrateur de « Bête heureuse » qui fuit son existence monotone et accepte de donner sa vie à un animal mythique en échange d’un bonheur éternel. Cette même idée est en partie reprise dans « Nébulosité contagieuse », récit d’une ville (sans doute Paris) dont les habitants ont été dévastés intérieurement par une tempête. La mort véritable, c’est quand on a perdu le goût de vivre. L’arrêt des fonctions vitales du corps n’est plus qu’une simple formalité, un constat de décès survenu plus tôt.

Cependant, Michel Dufour n’est pas du genre à étaler ses certitudes et à prétendre posséder la vérité. On peut le constater dans « Rue de l’Innocence », nouvelle qui se donne à lire comme une allégorie ambiguë de la vie. Le mur qui bouche la rue constitue la représentation la plus riche de l’existence puisqu’il conjugue à la fois l’expérience de la vie et de la mort. Ceux qui l’apprivoisent vivent une épreuve initiatique enrichissante et frustrante à la fois. Mais ceux qui ne réussissent pas à apprivoiser le mur, qui s’y butent et s’en retournent n’ont-ils pas en quelque sorte dit non à la vie ? Ont-ils eu raison ? Ce mur a une valeur symbolique aussi forte que les remparts qui ceinturent la Cité de Manokhsor dans l’Oiseau de feu de Jacques Brossard. Comme Adakhan, ceux qui l’affrontent témoignent de leur désir de vivre et de savoir.

Il n’y a pas, chez Dufour, de certitude d’avoir pris la bonne décision. C’est encore un plaidoyer en faveur du rêve que contient « La Face du ciel » alors qu’un petit employé s’arrache à sa médiocrité pour concrétiser son plus cher désir : monter une fois au sommet de l’édifice où il travaille. Cet acte, qui n’a pourtant rien de révolutionnaire, suscitera finalement une vague de réprobation. La critique sociale véhiculée par cette nouvelle comme par quelques autres n’est pas sans rappeler parfois la satire féroce du recueil de Roch Carrier, Jolis Deuils. Dans cette veine, mentionnons aussi « Vous et l’ange », émouvante nouvelle sur le manque d’amour d’une jeune fille, sur l’effet déshumanisant de la pratique psychiatrique. L’ange qui visite la jeune fille représente l’absolu, l’amour et l’affection que les hommes ne savent plus prodiguer par manque de spiritualité. Un des sommets du recueil.

À ce fantastique absurde, Michel Dufour oppose aussi un fantastique teinté d’humour, plus léger, qui donne à une nouvelle comme « Bienvenue dans le CDA » une allure de pochade ou à « Turbulence », « Le Corps éparpillé » et « Apte au travail » un ton burlesque. Passé la frontière ne m’avait pas laissé une forte impression à la lecture mais en résumant les nouvelles, j’ai pris conscience de la récurrence de certains thèmes qui donnent au recueil son unité : l’importance du rêve, le temps, la fatalité ou le destin, la vie, la mort. Thèmes universels que l’auteur aborde en pratiquant un fantastique toujours moderne dans différents registres : humoristique, poétique, surréaliste, tragique, symbolique.

Cette diversité n’a pas son équivalent dans l’écriture de Michel Dufour. Celle-ci est efficace et bien maîtrisée mais elle s’efface devant les sujets. Elle ne possède pas un ton qui lui serait particulier et ne saurait sauver à elle seule un texte par sa fulgurance. Mais semblable en cela à la tendance récente de certains cinéastes (Woody Allen et Steven Soderbergh) qui ont exploré l’univers fantastique de l’expressionnisme allemand, cette écriture rejoint l’esthétique du noir et blanc, à l’image de la photo qui illustre la couverture des recueils de L’instant même. [CJ]

  • Source : L'ASFFQ 1991, Le Passeur, p. 70-74.

Références

  • Gervais, Jean-Philippe, Solaris 103, p. 37-38.
  • Saint-Yves, Myriam, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec IX, p. 885-886.