À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Journaliste raté réduit à rédiger des notices nécrologiques pour le journal de Villa Nova, le narrateur ne pense qu’à une chose : quitter Pinsonia, ce pays pourri et impossible, né d’un malentendu de l’Histoire, pour aller vivre à New York. Afin de réaliser son rêve, il baigne dans des petites combines pour amasser suffisamment d’argent pour prendre le large. Quand un réalisateur de documentaires, Wesley Rebelo, une connaissance davantage qu’un ami intime, meurt dans un accident de la route, il flaire un coup monté. Wesley venait tout juste de lui demander de rédiger sa notice nécrologique en lui fournissant des informations sur sa vie dont certaines se révèlent fausses.
Il découvre que Wesley a peut-être été assassiné, à moins qu’il se soit suicidé parce qu’il était atteint d’un cancer en phase terminale. Les informations qu’il a données au narrateur contiennent en fait des renseignements codés qui l’amènent à mettre la main sur un documentaire très compromettant pour le gouvernement en place. Alors qu’il travaillait comme technicien sur un film financé par le régime, Les Hommes grands, qui glorifie les héros de la nation, Wesley avait découvert que l’histoire de Pinsonia est un tissu de mensonges. Or le régime gouverné par la famille Appolon vacille sur ses bases, les manifestations populaires étant de plus en plus violentes.
Le narrateur propose le documentaire incriminant au parti de l’opposition qui fomente les troubles contre une importante somme d’argent qui lui permettra de s’envoler vers New York et d’y refaire sa vie. Mais les rebelles sont-ils vraiment mieux intentionnés et soucieux du bien-être des citoyens que les actuels dirigeants ? Le narrateur n’y croit pas vraiment, mais son amante intermittente, Élis Ménescal, y croit, elle qui milite pour le parti d’opposition.
Commentaires
Le roman de Rodolphe Lasnes a toutes les caractéristiques du roman noir : un narrateur désabusé et cynique, qui ne croit plus en l’avenir du pays, qui survit grâce à des expédients. Il relate son quotidien morne dans un style qui rappelle le ton et la dégaine des personnages de James Hadley Chase. On se prend de sympathie pour ce type qui a le sens de la dérision, d’autant qu’il n’est pas un mauvais bougre. Il tente seulement de survivre avec les moyens du bord avec l’espoir de vivre un jour à New York. Son enquête sur les circonstances de la mort de Wesley Rebelo et ce qu’elle cache s’apparente au travail du privé dans les polars.
Sous ses habits de roman noir, Pinsonia (1500-2011) dissimule toutefois une véritable uchronie. Une bonne partie du roman retrace l’histoire de la République de Counani, qui prendra plus tard le nom de Pinsonia en l’honneur de Vicente Yáñez Pinzón, le premier explorateur de ces terres. Il s’agit d’un territoire en Amazonie situé entre le nord du Brésil et le sud de la Guyane française. En raison de la variation du nom des fleuves de la région (noms autochtones et noms donnés par les explorateurs) et du flou cartographique qui en a résulté, cette bande de terre a longtemps fait l’objet d’un litige entre le Brésil et la France. Il s’agit là d’un fait historique avéré connu sous le nom de Contesté franco-brésilien.
Le statut du territoire, découvert en 1500, sera incertain pendant quatre siècles. Ce n’est que le 1er décembre 1900 qu’une décision arbitrale du tribunal international de la Suisse a tranché en faveur du Brésil. C’est à partir de cette date qu’il y a bifurcation dans la trame historique puisque Rodolphe Lasnes prolonge sciemment l’existence de cette république fantoche jusqu’à l’invasion des troupes brésiliennes en 2011, ce qui, évidemment, ne s’est pas produit dans notre réalité.
À travers les péripéties entourant l’enquête du narrateur se faufilent des chapitres écrits en caractères dactylographiés qui racontent divers épisodes de l’histoire du pays par l’entremise de quelques figures marquantes. Ce n’est que vers la fin que le lecteur se rend compte que ces chapitres consacrés à des héros de l’histoire nationale de Pinsonia sont en fait des scènes du film Les Hommes grands, une œuvre de propagande destinée à soutenir les prétentions du pays sur la légitimité de sa souveraineté et à mousser la fierté nationale. Jusque-là, le lecteur pouvait mettre en doute le travail de démythification entrepris par Wesley Rebelo dans son documentaire iconoclaste puisque les chapitres « historiques » contredisaient les assertions du documentariste.
Rodolphe Lasnes utilise donc avec beaucoup de finesse les possibilités romanesques de l’uchronie pour « jouer avec les fabrications de l’Histoire, autant avec les détails qui la façonnent que les manières de la fabriquer », me confiait-il lors d’une communication que j’ai eue avec lui. « La présentation de l’histoire officielle se limite la plupart du temps à la version des instances du pouvoir. Jouer avec la désinformation et la fausse nouvelle m’apparaissait d’actualité. » C’est effectivement là une des grandes richesses du roman.
Il y a aussi l’écriture de Rodolphe Lasnes. Auteur de guides et de reportages de voyage, il sait admirablement rendre le climat humide et étouffant du territoire amazonien, décrire ses fleuves en crue et sa forêt d’un vert sombre remplie de mystères et de danger. On pense au film de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu, pour le délire qui enfièvre l’esprit des explorateurs européens et à Fitzcarraldo, du même cinéaste, pour la mégalomanie des présidents qui se sont succédé à la tête du pays. Certains de leurs projets sont aussi fous que de construire un opéra en pleine jungle amazonienne. Lasnes multiplie les clins d’œil à des œuvres ou des personnages mythiques, notamment en mentionnant que Wesley a servi de chauffeur à Klaus Kinski, cet acteur caractériel qui porte les deux films de Herzog.
Quand le roman revient aux efforts du narrateur pour s’extirper du merdier dans lequel il s’est fourré, l’écriture devient haletante, saccadée, dépourvue de ce romantisme qui colore le récit des explorateurs. À certains égards, la corruption des dirigeants de Pinsonia, la misère de ses habitants et leurs espoirs continuellement déçus n’est pas sans faire penser au destin d’Haïti.
En somme, Pinsonia (1500-2011) est un excellent roman qui ravira autant les amateurs de romans noirs que les férus de faits historiques improbables. [CJ]
- Source : Solaris 221, p. 127-130.
Références
- Desmeules, Christian, Le Devoir, 07/08-04-2018, Le D Magazine, p. 24-25.
- Dupont-Buist, Thomas, Lettres québécoises 171, p. 39.