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Avec la remise du prix Renaudot 1988 au poète et romancier René Depestre pour son roman Hadriana dans tous mes rêves, c’est toute la littérature haïtienne de la diaspora qui bénéficie de cette reconnaissance. Vivante, la littérature haïtienne l’est également au Québec où elle compte quelques voix fortes et originales : Émile Ollivier, Anthony Phelps, Serge Legagneur, Alix Renaud et Dany Laferrière. Ce dernier et Stanley Péan appartiennent déjà à la deuxième génération d’écrivains haïtiens établis au Québec.
Ce préambule, pour en arriver au recueil de Péan, La Plage des songes, n’est pas hors de propos, quoi qu’on en pense. L’auteur, en effet, assume pleinement ses racines haïtiennes tout au long des huit nouvelles fantastiques qui composent ce recueil. On ne saurait en dire autant toutefois de ses personnages puisque plusieurs tentent d’oublier leur passé, de renier leur culture et leur négritude afin d’être mieux acceptés, croient-ils, dans leur pays d’adoption. L’auteur appelle Monsieur Oreo le Noir qui succombe à cette tentation. Le recueil de Stanley Péan a donc pour thèmes majeurs l’aliénation culturelle, la perte de l’identité, le remords d’avoir quitté le pays natal. Il met en scène plusieurs personnages partagés entre le désir de s’intégrer à une nouvelle communauté et le besoin de conserver intact le souvenir de leurs origines.
Malgré leur air de dominer la situation, les personnages de Stanley Péan sont profondément vulnérables. Il faut peu de choses pour briser la belle assurance qu’ils tentent d’afficher. L’auteur laisse clairement entendre que ce n’est pas en reniant leurs racines qu’ils parviendront à se réaliser pleinement, à atteindre leur équilibre mental et à se sentir bien dans leur peau. L’acculturation mène à un cul-de-sac et ne garantit pas pour autant l’intégration au nouveau groupe et à la majorité. Tous les personnages qui semblent avoir réussi ont refoulé loin en eux le souvenir de la mère patrie mais leur succès matériel est fragile et précaire. Un jour ou l’autre, ils sont rattrapés par leurs fantômes intérieurs et leurs croyances religieuses, par l’image que l’homme blanc se fait d’eux et par la misère de leur peuple.
Dans « Le Syndrome Kafka », Sébastien Laroque est un homme d’affaires qui a réussi mais dont la conscience n’est pas tranquille. Il est assailli par le remords d’avoir tout sacrifié à sa réussite un peu comme le Faust de Goethe. Sébastien ne se souvient même plus du visage de son père. Prospère Baptiste, ce Noir sale, vieux et mal habillé, représente tout ce qu’il a cherché à oublier. Il incarne sa mauvaise conscience et lui rappelle ce qu’il a trahi. Mais l’aliénation ne guette pas que les Noirs, avance l’auteur à la fin de la nouvelle. Quand Julie se réveille à l’hôpital, elle a oublié le nom de ses amis et elle commence à être en proie aux mêmes angoisses que Sébastien.
De même, dans « Ce nègre n’est qu’un blanc déguisé en indien », Alix Claude semble avoir assumé les clichés qui courent sur le compte des Noirs : le parler petit nègre, la grosse queue, l’instinct sanguinaire, etc. Mais petit à petit, parce qu’il se sent étranger dans ce petit village qui n’a pas l’habitude de voir un Noir, il en vient à adopter un comportement qui colle aux clichés les plus gros et leur donne raison. Après avoir étranglé la jeune femme avec qui il a fait l’amour, il affronte un doberman dans un combat féroce dont il sort vainqueur. Comme pour se conformer à l’image que les autres se font de lui, Alix a régressé à un stade animal. Cette métamorphose constitue en quelque sorte une version haïtienne des histoires de loups-garous dans notre littérature. Même si les motivations respectives diffèrent, il est étonnant de constater la similitude de la transformation que subit Alix Claude.
Dans « La Bouche d’ombre », nouvelle qui se prête à une lecture psychanalytique, la mère et la patrie ne font qu’une. Après avoir quitté la seconde, il perd la première avant d’avoir pu réaliser le vœu de la vieille femme : revenir mourir au pays. Incapable de compassion, le héros de cette nouvelle, un avocat qui vit dans l’aisance, accepte à la fin de se laisser avaler par la bouche d’ombre, image à peine déguisée de l’utérus, métaphore d’une naissance à rebours ou d’un retour à la matrice originelle. « Avec le gémissement coutumier, les énormes lèvres boursouflées, matérialisées à mi-chemin entre cette image qu’il n’avait jamais réussi à accepter et lui-même, s’ouvrent en l’éclaboussant de sang épais et en soufflant vers lui des relents d’éternité. » (p. 88).
Mais le recueil de Stanley Péan compte un second groupe de personnages, constitué celui-là d’immigrants haïtiens plus récents vivant dans l’indigence et la misère. Ayant quitté leur pays à cause justement de la pauvreté, ils cherchent le confort, mais à quel prix ? Faut-il renoncer à son identité ? Dans « En prime avec ce coffret ! », Marcel Césaire devient insatiable quand il se rend compte qu’un petit coffre peut exaucer tous ses souhaits. Il s’apercevra trop tard que le prix à payer est l’amour et la présence de sa femme.
Dans « Métempsychose », le couple Eugène doit littéralement abandonner son identité pour que le mari obtienne un emploi. Après une visite à la clinique médicale, Nadja Eugène a pris le nom et la physionomie de Lucienne Cauvin, à son corps défendant. Cette nouvelle, sans l’air de rien, dénonce avec virulence le racisme sournois et insidieux dont sont victimes les Haïtiens et les minorités visibles dans la société québécoise.
De la même façon, le comportement d’Alix Claude dans « Ce nègre… » répond en quelque sorte aux pressions sociales dont il est l’objet. Amener l’étranger à se conformer à l’image qu’on s’en fait constitue une autre forme de racisme. Cependant, l’auteur n’attribue pas à la seule société québécoise la responsabilité des malheurs de ses personnages. Ceux-ci ont aussi leur part de responsabilité de même que la société haïtienne. Péan ne cache pas que l’héritage culturel peut être lourd (notamment le vaudou) mais il conclut qu’il faut savoir le mettre à contribution et en tirer parti.
C’est bien ce qu’il fait ici dans ces nouvelles et c’est ce que fait Christian Marcellin dans « La Plage des songes » quand il peint ses toiles « empreintes d’un onirisme discret… une porte sur l’univers de l’inconscient… » Ces mots pourraient tout à fait rendre compte du projet littéraire de Stanley Péan qui intègre ici un conte haïtien, raconte là une histoire de zombi, reconnaît l’influence du vaudou et utilise des expressions créoles. En fait, même si le point de départ de la très grande majorité des nouvelles se situe au Québec, ce sont les images d’Haïti qui s’imposent, ses odeurs, ses couleurs, sa lumière, alors que le paysage québécois est singulièrement absent.
Si je n’ai pas parlé du fantastique de Stanley Péan, c’est sans doute qu’il s’insère dans ces textes d’une façon presque naturelle comme s’il allait de soi. Il donne certainement plus de force à ces nouvelles en faisant ressentir l’angoisse et le malaise existentiels qui assaillent les personnages. Pour réussir à concilier leurs contradictions, ils doivent posséder un don comme Christian Marcellin, représentation parfaite de celui qui a réussi à faire la synthèse des deux cultures par la peinture. Pour Péan, il semble que ce soit l’art, bien plus que le statut social, l’argent ou la réussite matérielle, qui soit garant de la prise en charge de ses origines. C’est en assumant leur mémoire collective que les personnages de Péan peuvent aspirer à un avenir.
La Plage des songes est un recueil homogène qui dit la difficulté de vivre l’exil et le déracinement. Ce n’est pas en vain que Péan a publié plusieurs nouvelles depuis quelques années seulement. La qualité a souvent été inégale mais quand il ne retient que le meilleur de sa production, comme dans ce recueil, il nous oblige à prendre conscience de ses possibilités et de ses progrès rapides. [CJ]
- Source : L'ASFFQ 1988, Le Passeur, p. 128-131.
Références
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- Gauthier, Madeleine, Le Grand Hebdo, 05-06-1989, p. 23.
- Klaus, Peter, Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec VIII, p. 693-695.
- Lacroix, Pierre, CSF 4, p. 16-17.
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- Ménard, Fabien, Solaris 84, p. 21.
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- Morisset, Jean-M., (Port-au-Prince), Chemin critique, vol. 1, n˚ 1, p. 129-132.
- Walker, M.-C., Haïti Lumière, 19/26-05-1989, p. 17.