À propos de cette édition

Éditeur
Le Devoir
Genre
Fantastique
Longueur
Courte nouvelle
Paru dans
Le Devoir, vol. LVI, n˚ 254
Pagination
33
Lieu
Montréal
Date de parution
30 octobre 1965

Résumé/Sommaire

Lorsqu’il s’arrête dans un café pour s’y désaltérer, un jeune homme est confronté à un événement pour le moins insolite. En effet, sans raison aucune, l’eau de son verre commence brusquement à s’agiter tout en se teignant du bleu de la mer. Le premier moment de surprise passé, le protagoniste observe que les vagues s’entrechoquent de plus en plus violemment dans son verre et que quelqu’un, une jeune femme, s’y débat furieusement. Pendant de longues minutes, cette femme lutte pour sa vie, appelant désespérément à l’aide, mais le jeune homme se contente de l’écouter et de la regarder, « aussi indifférent qu’à la mer un caillou ». Après qu’elle se fût noyée, le jeune homme commande un autre verre d’eau, le savoure en s’émerveillant de la beauté de cette journée et part se promener sur la plage. Mais un cortège qui passe vient assombrir son bonheur sans tache : il s’agit de deux pêcheurs, transportant le corps d’une jeune femme morte noyée…

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Commentaires

Ce qui ressort avant tout de ce conte de Roch Carrier, ce sont les violents contrastes. Au début du texte, tout respire le calme, le bonheur, le soleil resplendit et le paysage est idyllique. L’écriture de Carrier, empreinte de poésie et de musicalité, aide d’ailleurs grandement à créer cette impression de béatitude. Puis le protagoniste, qui nageait jusque-là dans un bonheur total, ressent soudainement une immense soif à cause de la chaleur qui s’intensifie. Sur la terrasse du café où il s’attable, un certain engourdissement le gagne, engourdissement qui ne s’atténue pas à la vue du spectacle qui se déroule dans son verre d’eau.

Il y a une grande disproportion entre le drame qui se joue dans le verre et la réaction du jeune homme qui demeure calme, et même indifférent. Le passage où la jeune fille se bat jusqu’à la mort contre les eaux déchaînées est d’une grande intensité dramatique, ce qui tranche très vivement avec le passage qui suit, où le protagoniste dit simplement au serveur que son eau n’est pas bonne et qu’il veut un autre verre. Puis, après s’être désaltéré, il repart se promener, tranquille, heureux, sans plus songer à ce qui vient de se passer et ressentant le même bonheur qu’au début du conte.

Un tel contraste entre les états respectifs des personnages crée un malaise chez le lecteur et le rend incapable de partager la béatitude du protagoniste. Ce malaise est d’autant plus grand qu’il y a aussi contraste des images dans le conte, plus précisément des images qui se rapportent à l’eau. Au début du texte, la mer est comparée à une amoureuse, puis on la voit déchaînée, destructrice, sans pitié dans le verre d’eau du jeune homme. Pourtant, quand ce dernier regarde la mer, au loin, après le drame, il la voit « toute petite, toute petite ». De sans pitié qu’elle était, l’eau devient également une bienfaitrice quand elle désaltère le protagoniste. Tous ces contrastes suscitent un certain trouble chez le lecteur car ils font ressortir la cruauté, l’inhumanité de la réaction du jeune homme qui est resté complètement indifférent au malheur d’un de ses semblables. Le drame qui s’est déroulé devant lui, parce qu’il était sans rapport avec ce qu’il vivait dans le moment, ne revêtait à ses yeux aucune importance. L’image de la tempête dans un verre d’eau prend ici tout son sens.

Écrit dans les débuts de la guerre du Vietnam, ce conte fantastique se veut donc peut-être une dénonciation (ou un simple constat) de l’indifférence des gens face aux drames que vivent ceux qui leur sont étrangers, de leur insensibilité face aux gens qui vivent des choses qui leur semblent loin d’eux. Quelle qu’ait été l’intention de l’auteur, ce conte fantastique n’en reste pas moins, sous des allures ludiques il est vrai, une puissante image de ce que la déresponsabilisation collective peut engendrer, de ce qui peut se produire quand chacun demeure endormi, dans son petit monde. Nul besoin d’avoir tenu une arme pour avoir un mort sur la conscience.

Et vous, que feriez-vous si une tempête se déclarait dans votre verre d’eau ? [SN]

  • Source : La Décennie charnière (1960-1969), Alire, p. 40-41.