À propos de cette édition

Éditeur
imagine…
Genre
Science-fiction
Longueur
Courte nouvelle
Paru dans
Décollages
Pagination
56-61
Lieu
Sainte-Foy
Année de parution
1994
Support
Papier
Illustration

Résumé/Sommaire

L’humanité expérimente le « voyage par la pensée » qui permet de se déplacer dans l’espace et dans le temps. Au cours de son périple, le narrateur rencontrera le temps personnifié, « l’Innommable », femme aux multiples visages et somme de l’Histoire et des innombrables sagesses ancestrales. Propulsé par la conscience d’un « être mort depuis trois siècles », il réussira même à franchir « l’ultime frontière » de l’univers connu.

Commentaires

Le numéro hors-série de la revue imagine…, nommé « Décollages », avait pour objectif d’unir le mot et l’image en créant un partenariat entre des écrivains et des illustrateurs. Le jeu était simple : chaque illustrateur soumettait trois images à l’écrivain qui lui était assigné, et ce dernier devait s’inspirer des œuvres proposées pour écrire le début et la fin percutants d’un récit SF. Après tout, on entend souvent, dans le monde de la création littéraire, qu’une œuvre peut se résumer entièrement dans son incipit et dans son excipit. Alix Renaud, avec quelques autres, a donc accepté le défi, et la nouvelle « La Quête » a émergé des illustrations tribales et exotiques que lui avait soumises l’artiste Hélène Brosseau.

Ce genre d’exercice ne représente pas un défi uniquement pour l’écrivain : le lecteur a aussi sa part de travail à livrer dans le processus créatif puisque ne lui sont fournis que quelques morceaux disparates de la diégèse. Il se retrouve donc au cœur d’un songe brut et fragmentaire duquel il se doit de remplir les « blancs volontaires ».

Ainsi, dans cet exercice littéraire des plus originaux, Alix Renaud plonge son lecteur dans une sorte d’allégorie de la grande quête humaine de l’infini. Les voyages spatio-temporels qu’il y met en scène ne sont pas sans rappeler les déplacements intersidéraux des navigateurs de la Guilde dans Dune de Frank Herbert. Le narrateur incarne le « survivant improbable », celui que tout destine à l’échec au départ et qui, pourtant, dernier de sa race pour avoir su résister aux innombrables tentations de se perdre dans les aléas du rêve, devient le témoin privilégié de l’infini et du « banquet des dieux ». La fin extrêmement courte proposée par Renaud semble véhiculer la devise suivante : « la pensée humaine est porteuse d’infini ».

En ce qui concerne les images proposées par Hélène Brosseau, elles s’inspirent vraisemblablement de la symbolique africaine associée à la culture vaudou et font donc admirablement écho aux origines haïtiennes de Renaud. Le vaudou est « […] une pratique religieuse qui consiste au culte d’un Dieu créateur (Mahou) au-dessous duquel se trouvent d’autres dieux inférieurs (Sakpata : dieu de la variole ; Ogoun : dieu du fer ; Mami Wata : déesse de l’eau, etc.) qui servent d’intercesseurs à l’homme pour atteindre Dieu tout-puissant […]. En somme, [il] est l’ensemble des forces invisibles ou surnaturelles et les procédés qui permettent de communiquer et de rester en harmonie avec elles ». Dans son affirmation du surnaturel, le culte vaudou dénombre donc les différents rituels permettant d’entrer en relation avec l’autre monde.

En ce sens, dans la première illustration de l’artiste, on retrouve une femme à la beauté troublante qui porte sur son épaule un serpent. Celle qui a inspiré « l’Innommable » dans la nouvelle de Renaud est sans doute Mami Wata (déformation de l’anglais Mommy water, « mère des eaux »), ancienne divinité éwé* de la mer et puissance cosmogonique. Elle est souvent représentée sous la forme d’une sirène brandissant des serpents. D’ailleurs, « l’astérie », à savoir l’étoile de mer à six branches qui orne sa poitrine dans l’image en question, renvoie directement à la symbolique qui est attachée à cette déesse africaine.

De plus, le serpent, dans la culture vaudou, est un animal sacré, avatar de Damballah, puissance ayant assisté à la création et soutenant l’univers : « [Le serpent est] un vieux dieu premier que nous retrouverons au départ de toutes les cosmogénèses […]. Il est ce qui anime et ce qui maintient ». Il est omniprésent dans les images de Brosseau, comme le cercle, symbole d’infini : « […] l’Ouroboros [serpent qui se mord la queue] n’est pas seulement le promoteur de la vie, il est aussi celui de la durée : il crée le temps comme la vie, en lui-même ». Dans la culture vaudou, Damballah est également « le maître de l’argent ; il aide à la découverte des trésors et sa couleur est le blanc […] », ce qui explique la présence de billets de banque entourant l’étrange personnage au teint blafard (toujours entouré par des serpents) dans la seconde illustration de Brosseau. Or, dans la nouvelle de Renaud, cette entité maléfique, nommée « le Soudoyeur » – comme en témoigne la fausse citation associée à l’image (donnant ainsi l’illusion d’une œuvre complète) –, constitue une des « tentations » qui parsèment la trajectoire des explorateurs et qui peuvent les amener à « se dissoudre dans la nuit sidérale ». La symbolique de l’argent évoquée par l’image est ici exploitée de façon fort intéressante dans le récit.

Enfin, l’artiste intègre à ses dessins le masque, objet de transmission de la culture africaine et porteur d’une magie chamanique qui permet de traverser « les frontières » entre les mondes. On peut donc plus amplement comprendre comment ces illustrations mystiques ont pu inspirer à l’auteur une nouvelle relatant un voyage intérieur et extérieur, positionnant ainsi l’être humain à la fois comme explorateur du temps et de l’espace et porteur de l’univers en soi.

Il va sans dire que, comme tous ceux auxquels il a été confronté dans sa prolifique carrière, Renaud a admirablement su relever le défi que représentait l’écriture de la nouvelle dont il est ici question. Sa plume, d’une poésie plus qu’évocatrice, a su happer la riche symbolique déployée dans les images d’Hélène Brosseau pour créer une diégèse, hallucinatoire, certes, mais qui fait sens et qui continue de nous hanter bien après sa lecture. [JBC]
* Originaire de l’Afrique de l’Ouest, berceau du vodoun (vaudou).

  • Source : L'ASFFQ 1994, Alire, p. 154-156.