À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Malsain, un ghetto où les gens n’ont pas de nom, où les activités comme la prostitution, le jeu, les dépendances de toutes sortes et les plaisirs les plus variés ont libre cours. Une faune louche et sauvage peuple cette banlieue de tous les excès et de tous les vices, dont le territoire est coupé en deux : une partie habitable et une zone contaminée que seuls les plus désespérés parmi les misérables osent occuper. Au cœur de la zone contaminée, en face d’un hôtel, se dresse une sculpture monumentale, L’Échelle de Jacob, comme un emblème, comme un symbole de l’histoire. Un tout jeune homme paumé de dix-sept dix-huit ans tout au plus, René, squatte une chambre dans l’hôtel. Il gagne sa vie en simulant des suicides dans une boîte de nuit qui présente ce genre de spectacles.
Au hasard de ses explorations dans l’hôtel et de ses dérives autour de L’Échelle de Jacob (la sculpture), il rencontre une prostituée, la « beauté rouge », dont il tombe amoureux. Il ne l’écoute pas quand elle lui conseille de quitter les lieux : il s’incruste, au contraire. Elle l’entraîne alors dans les montagnes russes du sentiment et de la peine, elle l’initie au jeu des aimants qui peuvent aussi bien s’attirer que se repousser. Grâce à elle, à travers elle, René prend peu à peu conscience du trafic de rêves qui se pratique sur une base industrielle dans l’hôtel. Il meurt toutefois avant d’avoir compris le fin mot de cette histoire de piratage mental qui, pourtant, lui coûte la jeunesse et la vie. Le même sort attend la « beauté rouge ».
Or, le paumé se doublait d’un poète. Un vieux détective raté, quoique docteur en philosophie, embauché par René quelques mois avant sa mort, a retrouvé un journal et des fragments de textes divers cachés dans tous les coins, dans les fissures des murs de sa chambre, dans des trous percés dans le matelas, partout. Le vieux détective a aussi enregistré les conversations qu’il a eues avec son client. Il a ainsi réuni une quantité de matériaux qui lui permet de reconstituer, par bribes et par épisodes, la fin de course du petit, comme il l’appelle.
Commentaires
Comme narrateur de Rouge Malsain, le vieux détective choisit le point de vue de René pour rapporter la plupart des événements. Il se garde cependant une place pour tracer un portrait du jeune homme, conforme aux souvenirs encore chauds qu’il en garde. Il compose une sorte de patchwork avec des extraits de journal, des bouts de papier, des bouts de phrases, des images (poétiques) et des flashes, des enregistrements audio du poète. Il comble même les lacunes du patchwork par des épisodes de son cru, des scènes imaginées. Le narrateur ne s’adresse pas au lecteur mais à un interlocuteur en particulier. Il le tutoie, l’interpelle ; il tente d’en faire un complice.
Ainsi, Luc Lecompte mise tout sur le discours : pour lui, l’intérêt du texte résidera dans un discours très fort et dans une écriture à l’avenant, et non dans l’intrigue. À tel point que chaque chapitre, chaque épisode est précédé, suivi ou accompagné de commentaires sur le récit lui-même, sur les doutes du narrateur, sur la validité de sa manière, sur des explications a posteriori, comme des notes en bas de page, sur ce qui vient ou ce qui va se passer. Le fil du récit s’en trouve souvent rompu. Autre marque de l’importance que l’auteur accorde au discours, poétique en particulier : René, qui prétend ne pas savoir lire, écrit pourtant de la poésie, et pas n’importe quelle poésie. Non, ses œuvres, René les cache parce que Malsain ne saurait supporter un poète sur sa face, parce que Malsain, dans toute sa turpitude, réquisitionne le droit de rêver de ses habitants. Le petit doit cacher cette compulsion d’écrire tout le temps, de s’échapper de la réalité, puisqu’elle le rend vulnérable : elle montre en effet la richesse de son monde intérieur et le signale à l’attention de l’embaumeur de rêves, un personnage sinistre, concierge de l’hôtel, qui est impliqué corps et âme dans l’entreprise de piratage de rêves.
La priorité que Lecompte donne à la manière, à la voix et au discours du conteur doit cependant s’appuyer sur une écriture de première force. En cette matière, l’auteur peut prétendre à la sobriété sans trop d’inclination pour la simplicité. Il pratique une langue très travaillée, ciselée, rythmée aussi, en prise directe sur les événements et les émotions des personnages. Par moments, il travaille à la mitraillette, usant d’un langage brisé, morcelé, incantatoire presque, à la limite de l’anorexie verbale. La phrase se réduit souvent à quelques mots clés liés par des structures syntaxiques élaborées mais efficaces, qui donnent de la clarté à l’expression. De cette manière, une image plus nette de Malsain et de sa faune se définit par petites touches, les sentiments et les tourments des personnages sont dévoilés par fragments.
Par ailleurs, le Petit Robert de l’écrivain doit avoir la reliure avachie, au moins, puisque son vocabulaire riche et précis égale ses autres compétences linguistiques. Il faut d’ailleurs mentionner la remarquable constance de l’auteur dans l’exploitation de la langue. Le récit profite ainsi d’une grande homogénéité de style tout du long, ce qui constitue une de ses plus belles qualités. Luc Lecompte a signé une demi-douzaine de recueils de poésie au cours des trente dernières années. Une aussi longue pratique de l’écriture poétique l’a doté d’une connaissance approfondie de la langue, son principal outil de travail, celui avec lequel il jette des ponts entre le rêve et la réalité, superpose les époques et les contextes, enchevêtre le déroulement chronologique des événements. Aussi, le poète en lui affectionne les symboles, les figures mythologiques et les images fortes, qu’il insère avec pondération dans la trame de son récit. Lecompte pratique ainsi une écriture sans compromis qui exige beaucoup du lecteur. Il vaut mieux se tenir sur le qui-vive, s’accrocher à chaque mot, ne pas trébucher sur une virgule. Mais quelle gratification lorsque les morceaux du casse-tête se mettent à se rassembler tout seuls, comme par magie presque ! Et puis, selon qu’on est sensible à la voix et au ton du vieux conteur, on sera subjugué, emporté par ce discours puissant dans sa vulnérabilité, et si singulier.
Comme George Orwell et Aldous Huxley avant lui, Luc Lecompte se montrerait probablement agacé, peut-être même froissé, qu’on ait l’idée d’accoler l’étiquette SF à son roman. Il publie aux Herbes rouges après tout, maison qui n’a pas la réputation de verser dans les littératures populaires. En tout état de cause, il a réuni plusieurs ingrédients, thèmes et motifs typiques de la SF. Pensons d’abord à ce monde, Malsain, véritable cloaque où les hypothétiques habitants de la cité flottante ont refoulé la peur et la misère, les perversions, l’escroquerie et la folie. Rien de plus SF comme univers. En particulier, la description de la vie dans la zone contaminée, thème qu’on reprend à pleines pages dans la veine postcataclysmique surtout.
Évidemment, les personnages, leurs drames et leurs sentiments viennent d’aujourd’hui, de notre milieu et de nos modes de vie. Mais ce trait n’est-il pas généralisé en SF ? Par ailleurs, la situation de départ peut aussi être revendiquée par la SF : des parias, des marginaux, victimes toutes désignées, aux prises avec une puissante machine criminelle, cruelle et cynique, qui va les broyer. Les jeunes squatters de l’hôtel sont littéralement vampirisés, leur esprit et leur jeunesse pressés comme des citrons. Ils en meurent ou deviennent vite décatis, lessivés, séniles à vingt ans, à jamais marqués du sceau d’Anubis. Sauf que l’auteur relègue à l’arrière-plan les histoires d’horreur et le suspense à tout crin ; il préfère posséder le lecteur, l’embobiner dans un entrelacs d’images et de climats, de fragments de rêves, d’impressions fugaces pour donner ainsi une couleur onirique ou fantasmatique à son récit et pour plonger dans le noir quelques instants les conventions et la logique dont s’accommode mal la poésie. [RG]
- Source : L'ASFFQ 2000, Alire, p. 104-106.
Références
- Péan, Stanley, La Presse, 04-06-2000, p. B2.