À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Jacob Jacobson est né endormi, il a fallu le réveiller, il ne s’en est apparemment jamais remis. Il a cinq ans. Il s’applique à confectionner des chaînes avec du papier, de la colle et des ciseaux. Il en pose partout. Il se sent protégé ainsi. Seuls les bains chauds, avec des bulles, le tirent de sa chambre refuge. Un coucou chante un peu trop fort, un jour. Une grande fatigue accable alors Jacob. Puis, pendant une semaine, il fabrique un cerf-volant correspondant à ses exactes dimensions, il s’y accroche par un des maillons de papier. Le vent casse des vitres, arrache des toits et l’emporte.
Commentaires
Il faut citer des extraits de la finale pour montrer à quel point tout résumé de ce texte le trahit : « Les oiseaux voient monter un fil troué de rêves au bout duquel pend un enfant calme, le crâne nu […] il retourne à la torpeur des choses […] il disparaîtra dans l’oubli. Au bout de sa route, une planète en forme d’étoile jaune attire à elle la marée et l’enfant assoupi qui poursuit son exil. »
Hugues Corriveau est d’abord un poète, et c’est à la poésie que renvoie l’écriture elliptique de ce texte. Le réseau des images et de leurs connotations circule entre le nom juif du personnage – Jacob, fils de Jacob, le Jacob de l’échelle qui monte au ciel et du combat avec l’ange – et l’étoile jaune de la finale. Comme beaucoup d’autres textes dans le recueil auquel appartient celui-ci, ce réseau enserre dans ses replis mouvants les motifs répétés de l’enfance, de l’innocence martyre, de la blessure originelle – le réveil imposé, l’éveil à une vie d’incompréhensions et de cruautés – et pourtant, brièvement, parfois, l’amour, et la beauté. Comme dans plusieurs autres textes, l’Holocauste, les holocaustes, car ce « plus jamais » s’est répété avec une accablante régularité depuis le siècle dernier, en sont à la fois la métaphore et l’horizon référentiel. Ou l’inverse – c’est la belle réversibilité de la poésie.
Ce texte s’inscrit pourtant dans un recueil de nouvelles et, plus que d’autres de ces textes, peut-être, il constitue une histoire, au sens le plus élémentaire du terme : un personnage en proie à un problème et qui le résout. Il constitue même une histoire fantastique, dans l’évasion (technologique, même !) du cerf-volant. Si l’on veut. Car c’est essentiellement une question de lecture. Question toujours fascinante : à partir de quand, et de quoi, et pour qui, un texte devient-il de la prose, ou de la poésie ? Celui-ci se situe pour moi à la charnière des deux, sur un fil délicat – et il convient qu’il soit inclus, signalé, dans le corps de la rétrospective de L’ASFFQ, et non dans « le milieu des franges » en fin de volume.
Une grande partie de l’écriture de la science-fiction, du fantastique et de la fantasy repose en effet sur des techniques d’écriture similaires à celles de la poésie : le maniement de l’ellipse, d’une part, pour la construction du « paradigme absent » (l’univers personnel du poète dans la poésie, et le monde second dans la SF et ses cousins) et, d’autre part, l’invention langagière, que ce soit par des néologismes ou des rapprochements subversifs de mots. Un poète du XVIe siècle a autrefois créé « un trépied tout pur de vif-argent ». La science-fiction, le fantastique, la fantasy n’ont de cesse de faire exister ainsi dans leur écriture, comme la poésie, cet impossible siège de fuyant mercure. Il est bon parfois de se le rappeler. [ÉV]
- Source : L'ASFFQ 1996, Alire, p. 63-64.