À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Monet Martin est laid. Atrocement laid. Personne ne se préoccupe de lui. Ne sachant que faire de sa vie, il entre en communauté. Un jour, alors que les novices sont en prière, Monet sent son esprit se détacher de son corps. Le phénomène se produit chaque fois qu’un nombre important de croyants prient. Monet Martin trouve son petit bonheur dans la paroisse populeuse qu’on lui confie. Mais tout s’effondre dans les années 1960 : les églises se vident. Révolté, défait, Monet quitte les ordres. Il s’installe à Montréal, fréquente un café de misérables. Pour se débarrasser d’un nouveau venu trop bavard pour l’endroit (il veut le pousser au suicide), Monet convainc l’homme que la fin du monde approche et que seuls les élus seront sauvés. L’homme répand si rapidement la nouvelle que Monet perd totalement le contrôle du canular. Une secte vient de naître. Et Monet, gourou de circonstance, de sentir son esprit se détacher à nouveau de son corps.
Pendant ce temps, à Paris, au lendemain de l’explosion de la bombe atomique sur Nagasaki, Sabine vit sa première ovulation. Elle plonge dans un étrange coma, voyage aux confins d’elle-même et de l’espace-temps. Sabine découvre ainsi la mémoire de sa lignée (elle remonte jusqu’au temps des Romains). À sa vingt-cinquième ovulation, Sabine visite son propre utérus et se remet au monde. Tous les mois, son corps demande à être fécondé. Sabine rayonne. Les hommes ne savent lui résister. Un riche Iranien réussit là où les autres ont échoué : Sabine attend un enfant. Elle meurt toutefois à Téhéran, en accouchant de la petite Sabine-amour. L’enfant grandit dans un singulier bidonville, auprès d’une nourrice qui a connu la violence sauvage des hommes. Sabine-amour dégage une aura mystérieuse de paix, et ce, des kilomètres à la ronde. Des femmes viennent de partout chercher refuge auprès d’elle. Un vieux fou prédit qu’elle accouchera d’un madhi (messie).
Le jour de sa première ovulation, Sabine-amour entreprend le même périple que sa mère (et toutes les autres avant elle). Elle revit les mêmes secousses, les mêmes vertiges, la même remise au monde. Mais à son réveil, le choc est tel que la terre en subit les contrecoups. Les ovulations de Sabine provoquent de véritables cataclysmes. La fin du monde serait-elle proche ? Sabine-amour et sa nourrice fuient l’Iran. Elles se retrouvent à Montréal où la secte de Monet Martin connaît un essor foudroyant. Monet n’arrive plus à réintégrer son corps. Un jour, Sabine-amour passe près de lui. L’attraction est si forte que Monet retombe d’un coup sur terre. Sabine-amour a trouvé le fécondateur qu’elle cherchait. Monet meurt après avoir rempli sa mission. Son esprit survit dans l’utérus de Sabine-amour. Monet attend de voir le jour, désireux de porter son message d’amour à tous les gens de la terre…
Commentaires
Guy Demers propose un premier roman inspiré du réalisme merveilleux sud-américain, un roman étonnant ayant comme principal sujet les croyances religieuses (le catholicisme, l’islamisme, le fanatisme religieux, le phénomène des sectes) et la femme génératrice de renouveau. L’auteur s’attache au parcours parallèle de deux personnages dotés d’étranges pouvoirs. Il décrit le contexte singulier entourant leur conception, s’attarde à leur enfance respective, puis à la puberté qui sera déterminante dans les deux cas. C’est que le corps occupe une place prépondérante dans ce livre. Défécation, masturbation, ovulation, mutilation et copulation sont tour à tour abordées. Monet Martin et Sabine-amour ont des perceptions bien distinctes de leur corps et du monde. Le premier se sent apaisé lorsque son esprit se dissocie de son corps, lorsqu’il échappe à sa condition de mortel (désincarnation). Monet est un être de rupture ; il refuse son corps et l’intégration en société. Les Sabines vivent au contraire en parfaite osmose avec les éléments de la nature ; leur corps est à l’écoute du monde, en quête d’harmonie et d’amour, de fusion (incarnation). Tout le roman tend vers la rencontre de ces deux destinées, vers la fusion de ces pôles complémentaires (mâle/femelle, matériel/spirituel), vers la guérison de la souffrance et l’espoir d’un recommencement.
Monet Martin vit dans le Québec puritain des années 1940-1950 ; Sabine-amour grandit dans un ancien bidonville de Téhéran. Monet Martin souffre de l’indifférence des hommes et des femmes. Il vit seul, dans la misère. La rancœur le tue à petit feu. Sabine-amour porte en elle la mémoire du viol des premières Sabines que Romulus offrit aux Romains. Par l’amour, la jeune Sabine cherche à se libérer de la haine qui s’accroche en elle. Guy Demers représente le combat symbolique entre les forces sacrées de la vie (amour lumineux et transcendant de la femme donatrice) et les ombres de la mort (viol du corps et de l’âme, pouvoirs destructeurs, domination de l’homme sur la femme). La scène de la naissance de Sabine-amour s’avère à ce titre riche de sens. Le bébé fera tomber le tchador noir de la sage-femme, qui cachait un corps mutilé, et fera miraculeusement couler le lait de son sein. La vie a retrouvé son chemin.
Et puis, on se déplace sans cesse dans ce roman : de l’Amérique à l’Europe, de l’Europe au Proche-Orient, du Proche-Orient à l’Amérique. Le roman dessine de larges boucles, s’attache aux pas des personnages gravitant autour de Monet Martin et de Sabine-amour. Nous sont ainsi racontées la vie de Sabine-mère à Paris, celle de l’Iranien qui transforme la vie de son bidonville, celle de la sage-femme chassée de son village avant d’être violée par un mollah, et celle de l’orateur veillant au développement de sa secte. Il suffit d’une parole, d’un geste, d’une rencontre pour modifier le cours des choses. Une étude de l’espace et du parcours des personnages s’avérerait fort intéressante tant les résonances symboliques sont nombreuses (l’image du labyrinthe avec Sabine-amour en son centre, le voyage utérin des Sabines…).
Le regard que porte l’auteur sur la société contemporaine reste fondamentalement critique, mais non défaitiste. Demers montre l’être cruel et dominateur, mais aussi l’être capable de tendresse et de pardon. Il dénonce le ridicule de certaines attitudes, l’arbitraire des croyances, le machisme et toutes les formes de violence. Mais la poésie et le fabuleux transparaissent dans plusieurs beaux passages consacrés à la femme. Sabines est en fait une ode à la vie, à la femme (véritable objet de culte), à l’amour purificateur. Un roman sur les mouvances de l’être et des sociétés, sur les migrations intérieures. Un roman baroque qui mêle admirablement le tragique au magique. [RP]
- Source : L'ASFFQ 1999, Alire, p. 59-61.
Prix et mentions
Grand Prix des lectrices de Elle Québec 2000
Références
- Bertin, Raymond, Voir (Québec), 10/16-06-1999, p. 17.
- Chartrand, Robert, Le Devoir, 26/27-06-1999, p. D 3.
- Gagné, Geneviève, Spirale 117, p. 6-7.
- Jacques, Geneviève, Québec français 115, p. 17-18.
- Martel, Réginald, La Presse, 09-05-1999, p. B6.