À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Le docteur Jan von Fries a une passion : la vivisection. Se croyant investi d’une mission au nom de la Science, il cherche à recruter des sujets humains consentants. Il place une petite annonce dans le journal local mais une seule personne se présente à sa porte, une vieille clocharde. Subjuguée par elle, le docteur en fait son assistante plutôt que son premier cobaye. Il trouve auprès de Miss Mesméra la force et l’énergie nécessaires pour mettre à exécution son ambitieux plan, « la purification du monde par la vivisection ».
Il attire chez lui sous un faux prétexte son meilleur ami, Léonard, pour donner le coup d’envoi de son projet. Puis c’est le boucher de Rainy City, la petite ville où il réside, qui y passe. Au début, les activités de l’illuminé de la science se déroulent dans la clandestinité mais bientôt les théories de von Fries gagnent en popularité, si bien que les gens se pressent à sa porte. Pendant ce temps, au fur et à mesure qu’augmentent les vivisections, Miss Mesméra rajeunit. Le programme « humanitaire » de von Fries provoque un tel engouement, moussé par le prosélytisme du père Duferle qu’il a gagné à sa cause, qu’il ne suffit plus à la tâche. Il faut envisager la construction d’un appareil électronique qui répondra à la demande.
Le mouvement s’étend à tous les continents et les appareils de dissection se multiplient. Après vingt ans de labeur et en dépit d’un procès intenté par un certain docteur Chod, professeur de chimie à l’Université de Californie, qui réclame la paternité de l’idée d’un programme de vivisection humaine, von Fries savoure la concrétisation de son rêve : il a réduit la population entière du globe dans des bocaux de verre. L’ultime étape consiste maintenant à dépecer amoureusement le corps de son amante, Miss Mesméra, puis à programmer sa propre vivisection par l’appareil Mesmy.
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Ronald Després est Acadien de naissance mais on ne trouve aucune trace de ses origines dans son roman-sotie qui date de 1962, sous-titré Journal du docteur Jan von Fries. Ce journal s’étend sur une période de vingt ans au cours de laquelle le mégalomane chirurgien en arrivera à viviséquer l’humanité entière. Il a la révélation de sa mission quand il fait la connaissance d’une mystérieuse vagabonde, Miss Mesméra, qui deviendra rapidement sa fidèle collaboratrice.
Qu’est-ce que Després a voulu signifier avec cette sotie au ton grinçant ? Que l’humanité peut toujours être victime d’un leader déséquilibré qui peut la conduire à sa perte ? Que l’homme ne mérite pas de vivre parce qu’il est imparfait ? Que la science sans conscience est le fossoyeur de l’humanité ? Le propos de Ronald Després à cet égard n’est pas très clair. Son roman est bourré d’invraisemblances et de contradictions. La fin infirme carrément le projet du doctor von Fries tel qu’il est exprimé en page 74 : « Nos problèmes proviennent d’une synthèse mal réussie : le genre humain est composé d’éléments disparates dont le choc engendre la souffrance. À cette synthèse bancale il faut donc opposer l’analyse, ennemie de la confusion. C’est le but que nous nous sommes assigné. Nous allons redistribuer la race humaine en ses éléments constituants, leur trouver des dénominateurs communs, les cataloguer, et reconstruire l’humanité selon les lois de l’équilibre. Les êtres issus de nos laboratoires ignoreront la haine, la guerre et les larmes que motivent les sentiments autres que la joie. » Voilà l’idéologie de la vivisection qui déferle sur le monde. Que fait le docteur von Fries de son beau projet à la fin ? Ne serait-il qu’un imposteur ? Ces questions demeurent sans réponses.
On peut trouver invraisemblable aussi que les êtres humains souscrivent d’emblée à ce postulat scientifique et se pressent au laboratoire du savant pour passer sous son scalpel. On le voit, le roman de Ronald Després repose sur de bien fragiles bases scientifiques. L’auteur semble nous cacher aussi des choses sur la véritable nature de cette mystérieuse Miss Mesméra. Quand le docteur la recueille, elle a l’air d’une vieille femme, d’une loque humaine, puis elle prend des couleurs, rajeunit et embellit à mesure que se multiplient les vivisections. Sa métamorphose progressive rappelle la réaction des vampires qui reprennent des forces après avoir bu du sang humain.
Le thème du savant fou auquel s’alimente le récit de Després est d’ailleurs plus près de la littérature fantastique ou de l’horreur que de la science-fiction. Toutefois, le cadre du récit tente de s’appuyer sur la SF. L’auteur présente une machine électronique qui a une capacité de production de douze vivisections à la minute. Cette machine, baptisée « Mesmy » en l’honneur de Miss Mesméra, met fin au monopole du scalpel du docteur von Fries. Mais comme dans L’Opération fabuleuse de Claire de Lamirande qui faisait allusion à une machine à opérer très révolutionnaire ne pouvant être actionnée que par l’héroïne, la description de la Mesmy reste sommaire et rudimentaire. Le cadre temporel n’est pas très explicite non plus. La première page du journal est datée du 3 novembre 347 et la dernière, exactement vingt ans plus tard. On croit comprendre qu’il s’agit en réalité de l’an 2347 à cause d’une petite allusion. Ce repère temporel se trouve en page 102 quand von Fries écrit : « Parmi les œuvres littéraires de la seconde moitié du dernier millénaire […], les contes de Guy de Maupassant connaissent un extraordinaire renouveau de succès. » La société dépeinte ne présente toutefois aucune particularité qui la distingue de celle d’aujourd’hui. Pourquoi avoir enlevé le 2 puisqu’on sait très bien que le récit ne se passe pas en l’an 347 ? Il y a décidément trop de choix discutables de la part de l’auteur, trop de flottement dans la psychologie des personnages et dans la narration pour que ce roman n’agace pas prodigieusement à certains moments.
D’abord, la période de vingt ans couverte par le journal est trop longue. La première moitié du livre est consacrée au premier mois qui suit la rencontre de Miss Mesméra. Le docteur entretient une relation suivie avec son journal et l’émotion y affleure constamment. Mais par la suite, les confidences de von Fries sont beaucoup plus espacées. Il s’écoule parfois plus de deux ans entre deux impressions ou anecdotes notées. L’intensité de la formule du journal intime y perd beaucoup. Si les rares séances d’écriture s’expliquent par le surcroît de travail du docteur, elles ne parviennent pas à masquer une chute d’intérêt attribuable au traitement superficiel du cheminement du savant fou.
Després se rabat sur d’autres formes narratives pour mener son récit jusqu’en 367. On ne peut s’empêcher de penser qu’il fait alors du remplissage. Comment expliquer autrement cette histoire de procès intenté au Dr Chod, professeur de chimie à l’Université de la Californie, qui a traité le Dr von Fries de charlatan ? Le Dr Chod prétend qu’il préconise depuis plusieurs décennies l’application d’un programme international de vivisection humaine et que von Fries s’est approprié sa thèse. S’il y a un peu d’humour dans le livre de Després, c’est dans ces quelques pages qu’on le trouve. Plus loin, l’auteur présente un conte de Guy de Maupassant – un pastiche ? – qui aurait été adapté au goût de l’époque où la vivisection est devenue une idéologie. Il consacre aussi dix-sept pages à une nouvelle écrite par le gagnant du concours international de littérature pour jeunes de moins de vingt ans. Cette nouvelle décrit la vie d’un couple qui se prépare sereinement au grand événement, soit à la vivisection. « Ils se voyaient, cédant chaque parcelle de leur carcasse au profit du perfectionnement de la race humaine, et leur délectation était grande. Ils s’aimaient dans un idéal commun. » Toutefois, leur foi sera mise à rude épreuve quand Max apprendra, trois jours avant le grand moment, que sa femme Monique est enceinte.
Ce journal qui, au départ, servait de confident à Jan von Fries devient donc un ramassis de divers textes hétéroclites qui abordent la question de la vivisection. En même temps, la personnalité de von Fries s’estompe de plus en plus, le point de vue se déplaçant d’un individu au phénomène de société qu’il a engendré. Quand, à la fin, nous retrouvons le docteur, il nous semble qu’il nous manque plusieurs pans de son évolution personnelle.
La conclusion du roman de Després rappelle celle de Loona d’André-Jean Bonelli. Le projet de von Fries, comme celui de Polsen, est d’exterminer l’espèce humaine, du moins celle qu’on connaît, pour en arriver à créer une race plus forte, plus harmonieuse, en un mot, inhumaine dans sa perfection et son immortalité. Dans un cas comme dans l’autre, le projet est utopique et les deux gourous périront, victimes de leur folie. Mais chez Bonelli, le dessein de Polsen ne fait pas l’unanimité et quelques fuyards réussiront à sauver l’humanité de l’extermination totale. Dans Le Scalpel ininterrompu, il n’y a pas de mouvement de dissidence qui peut faire échec au plan de von Fries. L’opposition du Dr Chod ne repose pas sur le fond de la théorie de von Fries puisqu’ils sont d’accord sur la vivisection. La querelle tourne tout simplement autour de la paternité de l’idée.
La belle unanimité idéologique du roman de Ronald Després est suspecte. Le Scalpel ininterrompu est un roman qui manque de rigueur dans le fond autant que dans la forme. C’est néanmoins une œuvre qui, en tablant sur le macabre et en flirtant avec l’horreur, se distinguait de la production courante de l’époque où elle fut publiée. Même réussie, elle n’aurait été rien d’autre qu’une aimable parodie des récits mettant en scène un savant fou qui menace l’existence de l’humanité. [CJ]
- Source : La Décennie charnière (1960-1969), Alire, p. 68-72.
Références
- Courchesne, Michel, Dictionnaire des écrits de l'Ontario français, p. 791-792.
- Gendron, Alain, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec IV, p. 801-802.