À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Le Domaine se trouve en l’exact centre de l’univers et, immense lieu sacré, il appartient à un Dominant. Au centre de ce Domaine se trouve un (relativement) petit jardin d’eau. Il n’y vient jamais personne, sauf parfois un enfant. Et au centre de ce jardin où abondent plantes, insectes et animaux rares aux noms plus exotiques les uns que les autres, se trouve une plante unique, la Turbanipe de l’Auris. Plante plus que carnivore, elle n’a de cesse d’assimiler petit à petit tout ce qui l’entoure. Les industrieux jardiniers de ce jardin sont les horticules, de minuscules bêtes-machines intelligentes.
L’observateur de cette histoire est venu surveiller l’ingestion septennale de la Turbanipe. La frénésie dévoratrice de celle-ci déclenche des guerres en cascade entre plantes, insectes et animaux aux alentours, des plus infimes aux plus massifs – guerre dont son appétit est bénéficiaire. Mais voici qu’un nouveau monstre fait son apparition dans le jardin avec l’enfant, bruyant, baveux, terrifiant tous les autres occupants du jardin. Le monstre trouve la Turbanipe à son goût, il la déterre, il la dévore. Puis les tours se mettent à vibrer. Ni l’horticule ni l’enfant ne comprennent ce signal – nul ne peut comprendre ce qui se passe lorsqu’un Dominant a faim. Mais l’enfant est terrorisé : l’être de son espèce qui vivait avec lui, plus vieux, a disparu la dernière fois que les tours ont vibré… L’enfant disparaît à son tour. La vie continue dans le jardin, avec maintenant un vilain trou au milieu de l’univers.
Commentaires
Ce texte est à la fois un défi et un clin d’œil : le défi est d’articuler une histoire entière (et fort longue) autour de péripéties où absolument rien d’humain n’intervient. Le décentrement copernicien de l’humain est abondamment mis en abyme ici : le Dominant quasi-dieu (ou Dieu…) dont nous visitons un petit morceau du Domaine est au-delà de toute compréhension – et invisible. Et l’enfant n’est là que comme une sorte de parenthèse, au début et à la fin du texte, où il révèle sa fonction réelle dans le jardin – pas du tout au sommet de la pyramide du vivant. Seul le nom du monstre, Rex, nous indique qu’il s’agit en fait d’un chien et de là nous inférons l’humanité de ce personnage d’arrière-plan.
Observé par l’horticule, une « bête-machine » – pas même un être sapiens vraiment organique et qui plus est en fin de série –, tout le reste n’est qu’affrontements dévorateurs entre les membres de la faune et de la flore du jardin : sanieux purpurins, pelopomuth glandulé, virrinias terrivores, klepssons beiges, smaëlles falotes, fluctes, garagdus, dans une baroque empoignade de proies et de prédateurs avec bien sûr, au milieu, littéralement, la Turbanipe dont on ne sait à quel règne elle appartient – animal ? végétal ? – mais dont l’appétit fait la Grande Bouche cosmique, le trou noir (en l’occurrence bleu) où tout s’engouffre. Voilà le jardin au milieu de l’univers devenu métaphore de l’univers lui-même. Et pas un humain en vue, à part cet enfant anonyme, dont le seul rôle, comme ses congénères, est en fin de compte de servir d’en-cas au Dominant.
Car le défi est aussi le clin d’œil : une évocation sarcastique de l’un des tropes implicites les plus chéris de la SF classique, en général assez aristotélicienne (sans oublier masculiniste) dans sa célébration de l’Homme d’abord. D’où le motif du centre qui ouvre et clôt le texte, évoquant invinciblement les sphères concentriques du cosmos antique. Clin d’œil ironique aussi à la science-fiction plus moderne, avec ses space opera mégalomanes aux décors démesurés. Certes, douze cent mille tours gigantesques dans ce Domaine, certes, la Turbanipe aspirant à aspirer l’univers tout entier et qui devrait y parvenir, fût-ce dans vingt milliards d’années, mais tout ici parle de fin : les plantes et les animaux vivant dans le jardin sont rares parce qu’ils sont les derniers de leur espèce, comme l’horticule qui les observe et l’enfant synecdoque de l’humanité. Et non seulement une fin, mais une fin dérisoire, celle de la dernière Turbanipe, dévorée par le chien, celle de l’enfant dévoré par le Dominant invisible – dont on imagine qu’il doit bien finir à un moment donné, lui aussi, dans ce ballet universel de dévoration (le seul survivant de toute l’affaire, temporairement, est le chien…). Un spectacle d’une logique absurde qui n’a d’autre spectateur, somme toute, que le narrateur impersonnel dont nous partageons la vision – et du coup, nous ne nous sentons pas très bien non plus !
Mais c’est aussi un texte empreint d’une noire et scintillante allégresse, parce que c’est aussi un clin d’œil à l’écriture, celle de la science-fiction, avec ses néologismes galopants tous plus exotiques les uns que les autres, et la joyeuse inventivité linguistique qui la rapproche irrésistiblement de la poésie. Qu’arrive-t-il lorsqu’Henri Michaux rencontre Stefan Wul (ou A. E. Van Vogt) ? Il arrive Alain Bergeron. [ÉV]
- Source : L'ASFFQ 1994, Alire, p. 25-26.