À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
[6 SF ; 8 HG]
Akua Nuten
Les Effets des radiations
La Continuation
L'Homme devenu esclave
Le Monde meilleur
Ni blanc ni noir
Vivre à Hiroshima
Yuri
Plus de vainqueur possible
Vers l'auto-destruction de la société
Rocco
La Guerre d'extermination
Le Monde éclate
Comment réagir
Autres parutions
Commentaires
Paru au mois de mars 1962, ce recueil d’Yves Thériault est surprenant à plus d’un point de vue. Tout d’abord, il s’agit d’un mélange de fictions (six nouvelles) et d’essais (dix articles et extraits) portant essentiellement sur les conséquences de la guerre atomique, comme l’indique bien le titre. De plus, il flirte avec un genre que l’auteur a peu touché, la science-fiction – l’intention manifeste est de montrer les horribles conséquences d’une guerre atomique, et donc il s’agit d’anticipation à très court terme. Enfin, Si la bombe m’était contée est un livre socialement engagé, un manifeste planétaire dans lequel l’auteur annonce clairement ses intentions dès la première page : « Le seul but de ce livre est de produire chez le lecteur le choc nécessaire à une juste revendication. Il est temps que les peuples du monde entier, faisant abstraction de toute idéologie politique, de toute haine de clocher, de tout ressentiment aussi puéril que vain en cette ère spatiale où la Terre est réduite à l’état de petite planète, se dressent et clament leur désir de survivre ». Si la littérature québécoise a souvent produit des œuvres dites engagées, il s’agit, à notre connaissance, du premier ouvrage à militer ouvertement pour une cause planétaire, préfigurant ainsi, plus d’un quart de siècle avant l’heure, les essais dénonçant la mondialisation.
Structurellement parlant, Si la bombe m’était contée entrelace ingénieusement fictions et documents. Ces derniers sont choisis en fonction d’un but bien précis, celui annoncé au départ par Thériault : produire un choc chez le lecteur. Et c’est bien ce que l’auteur réussit en plaçant, tout de suite après un court extrait de l’essai d’Albert Einstein, Comment je vois le monde, dans lequel il dénonce toutes les guerres, la nouvelle « Akua Nuten », certainement la plus forte du recueil en ce qu’elle met parfaitement en opposition la grandeur de la nature, vue par les yeux de Kakatso, un vieux Montagnais, et son perfide envahissement par la supposée civilisation supérieure des Blancs. Mais Thériault ne fait pas ici que mettre en scène un énième affrontement entre les visions amérindienne et occidentale du monde, il pousse la démonstration jusqu’à sa limite ultime en montrant que la guerre atomique ne peut engendrer que des perdants. Ainsi, en un final saisissant, on comprend que les vents radioactifs venus du Sud ont atteint le Nord et que la « bombe » signifie ni plus ni moins que la fin de « toutes » les visions de l’Homme.
La nouvelle se termine sur les vomissements de Kakatso ? L’article qui suit – extrait d’un document du University Group on Defence Policy, de Londres – expose de façon clinique et terrifiante les conséquences de l’exposition aux radiations. Thériault enchaîne alors avec « La Continuation », une nouvelle qui nous amène cette fois en France et nous fait visiter un Paris totalement rasé. Mais le but de cette fiction n’est pas uniquement de montrer les dégâts matériels. Encore ici, au final, nous avons droit à un retournement spectaculaire lorsque la jeune femme accouche d’un enfant difforme : les radiations affectent non seulement ceux qui y sont exposés, mais leurs effets se feront sentir sur des générations entières. Ici aussi, la démonstration est terrifiante. Mais c’est le but, n’est-ce pas ? Produire un choc chez le lecteur…
Si les documents suivants, signés par des auteurs importants comme Lewis Mumford ou Arnold J. Toynbee, par exemple, montrent une progression intéressante et vont jusqu’à inciter le lecteur à militer activement contre la guerre atomique – en s’engageant dans des organisations pour la paix, en écrivant à son député, etc. –, il n’en est pas de même des fictions. Les quatre dernières ne sont pas aussi percutantes que les deux premières puisqu’elles se servent plutôt du prétexte de la guerre atomique pour exposer des problématiques plus anecdotiques, c’est-à-dire plus conventionnelles.
Dans « Le Monde meilleur » (New York), Thériault montre que le racisme et la religiosité ne seront pas éradiqués par la guerre atomique. Dans « Yuri » (Moscou), il montre la lente prise de conscience, par le personnage principal, de sa propre force, qui sera cependant stoppée par l’explosion de la bombe. Thériault préfigure-t-il ainsi que, à moins d’une catastrophe, le régime communiste est condamné à s’effondrer de l’intérieur ? Dans « Rocco » (Florence), l’auteur s’attarde à la perte culturelle, à ce qui fait la beauté de l’humanité, à ce qu’elle doit léguer aux générations futures. En ce sens, le fait que Rocco préfère essayer de recréer La Vénus au repos, du Titien, plutôt que d’aider un jeune garçon qui, comme lui, a survécu à la bombe, est d’un cynisme stupéfiant. Peut-être ce choix montre-t-il inconsciemment la désespérance totale de l’auteur face à l’humanité, capable du meilleur mais surtout du pire. Enfin, dans « Le Monde éclate » (Montréal), Thériault boucle la boucle et revient au pays, mais cette fois juste avant l’éclatement des bombes – et donc au moment même où débute la première fiction, « Akua Nuten » –, en mettant en opposition, de façon extrêmement provocatrice, la vision mondialiste et planétaire d’un journaliste à celle, plus nationale et séparatiste, d’un autre. La démonstration, malheureusement un peu caricaturale – tout comme les trois autres, d’ailleurs –, a fait réagir nombre de militants de l’époque et a ainsi desservi tant l’auteur que le livre.
On le voit, Si la bombe m’était contée est un recueil atypique dans la production de Thériault. Ce qui l’est moins, cependant, c’est son écriture, naïve et cruelle, mais toujours forte et, parfois, étonnamment brute, étrange : « Ils firent halte là où Flavie paissait les trois chèvres d’un pauvre troupeau » (p. 38) ; « Le faible rayon n’arrivait pas à percer toute la sombreur, mais il montrait que c’était ici le sous-sol de ce qui avait dû être une grande entreprise… » (p. 44). On trouve, dans cette écriture qui, pour une fois, explore les réalités conjecturales, des intonations qui, par leur poésie, ne sont pas sans rappeler celles d’un Ray Bradbury, par exemple. Le début d’« Akua Nuten » (« Kakatso le Montagnais goûta l’air et vit que le vent montait du sud. Puis il toucha l’eau du torrent pour savoir le froid dans les hauteurs ») pose ainsi parfaitement bien la calme vastitude du monde de Kakatso, alors que la dernière phrase de la nouvelle (« Le vent montait toujours du sud, tiède et doux »), de façon tout aussi poétique, en dévoile cependant la terrible atrocité. Du grand art, diraient certains, dont nous sommes. [JPw]
- Source : La Décennie charnière (1960-1969), Alire, p. 194-198.
Références
- Beaulieu, Benoit, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec IV, p. 814-815.
- Spehner, Norbert, Requiem 8, p. 14.