À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
À la demande des Juges, Rel élabore les plans de la fin du monde. Il s’est installé sur l’île de Strind, dans l’Archipel de Vrénalik. Pendant ce temps, Lame et Sutherland travaillent aux enfers mous. Un jour, Lame emmène Taïm à Montréal, sise au-dessus des ruines de la capitale des anciens enfers. Ils se rendent au Jardin botanique. Taïm y découvre le « sorbier de Sutherland ». Le nom fait sans doute allusion à la région de l’Écosse. Étrange coïncidence. Taïm serait-il comme cet arbre ? Lame le conduit par la suite à la gare Windsor pour lui montrer le monument aux morts. L’ange de la Victoire, personnage hermaphrodite emportant un soldat au paradis, la fascinait lorsqu’elle était jeune. Le monument a maintenant des résonances nouvelles pour celle qui a connu Rel et le monde des enfers. Tout comme le poème de Baudelaire, « L’Homme et la mer », dans lequel apparaît son nom…
Après cette brève visite, Sutherland se rend à Ougris, dans le monde de Vrénalik. Des souvenirs s’éveillent en lui. Il rencontre Sayadena, archiviste des « Filles de Chann ». Alors qu’elle fouille dans ses classeurs, Sutherland remarque un petit arbre de l’autre côté de la fenêtre : c’est un sorbier. Sayadena lui fait part des liens étroits qui existeraient entre le mythique Sutherland et cet arbre… Bouleversé, Taïm quitte la jeune femme pour rejoindre Rel sur l’île de Strind. Rel lui avoue alors son amour pour lui. Taïm comprend qu’il devra s’abandonner aux rois des enfers pour réparer l’erreur de son ancienne vie (il avait laissé détruire la statue Haztlén) et se réconcilier avec lui-même. Taïm et Rel deviennent amants. Un lien intense et indéfectible les soude désormais l’un à l’autre. La force de cet amour permettra à Rel de survivre aux épreuves qui l’attendent, et, surtout, de donner un sens à la fin du monde qu’il prépare.
De son côté, Lame réussit à libérer les larves des enfers mous. À l’aide des oiseaux télépathes, elle leur apprend le code « libérateur » de Rel. Lame sert aussi d’intermédiaire entre Rel et les juges. Mais dès qu’elle leur remet les plans de la fin du monde, les juges détruisent la porte d’Arxann, isolant ainsi Rel et Taïm dans le monde extérieur de Vrénalik. Là-bas, l’état de Rel ne cesse de se détériorer. Sutherland et l’oiseau Daxad s’inquiètent. Rel leur apprend avoir été inséminé par les juges. Taïm a aussi été infesté. Ils devaient être libérés de ces six petits par les juges, mais le passage vers les enfers n’existe plus. Rel a l’étrange impression que le destin s’acharne contre lui, que quelqu’un s’acharne contre lui.
Seule la Dragonne pourrait les conduire aux enfers. Daxad part à la recherche du cirque de Varagelle. En vain. Puis, un soir, des ombres surgissent de la mer. Sutherland reconnaît le Rêveur. Avec son aide, il réussit à faire venir la Dragonne. Elle les rend rapidement à destination. Dès leur arrivée aux enfers, les juges recueillent leurs petits. Mais celui qui a grandi autour du cœur de Rel (Diathrann) refuse de rejoindre les siens. Il préfère prêter serment d’allégeance à son hôte. Et puis, Lame retrouve enfin Rel et Taïm. Ensemble ils chevauchent la Dragonne pour une ultime destination que seul le juge Diathrann connaît (le jugement dernier). Mais justice sera-t-elle vraiment rendue ? Les accompagnent le Rêveur, intégré à Taïm, et le fantôme du sorcier Ivendra, intégré à Rel.
Ils débarquent en un lieu magnifique. Rel reconnaît son monde d’origine : le paradis d’Anid. Il guérit, recouvre ses propriétés de « transmuteur ». Mais le retour de l’enfant prodigue ne se fait pas sans heurt. Vayinn, ancien maître de Rel, se montre dur envers Lame et Sutherland. Jusqu’à ce que l’on découvre son vrai visage et le rôle qu’il a joué dans le parcours de Lame et de Rel. Vayinn est rejeté du paradis. Quant à Lame, Rel, Taïm, le Rêveur, la Dragonne et Diathrann, ils s’installent dans ce paradis et travaillent aux derniers préparatifs de la fin des temps.
Commentaires
Cet imposant Sorbier vient clore Les Chroniques infernales amorcées en 1995. Esther Rochon a consacré six romans à la série des enfers : Lame, Aboli, Ouverture, Secrets, Or et Sorbier. Six romans d’apprentissage qui auront conduit Lame et ses compagnons hors des enfers, dans le monde des origines de Rel, le paradis d’Anid suspendu au milieu de l’indéfini. C’est l’ultime station, la fin d’un cycle. L’individu retrouve le paradis dont il avait été exclu, un paradis fort singulier puisque perméable à la corruption. Rappelons qu’avant Les Chroniques infernales, Esther Rochon avait exploré le monde de Vrénalik dans six autres romans (1974 à 1990), et que cette longue quête avait là aussi abouti à une utopie ambiguë (L’Espace du diamant).
Soupçonnant l’intérêt que manifeste l’auteure, mathématicienne de formation, pour la symbolique des chiffres (je pense au code « libérateur » de Rel, composé de chiffres associés à des couleurs), on est en droit de s’interroger sur la récurrence du 6 dans les projets d’écriture de Rochon. Or, il semble que le 6 « marque […] l’opposition de la créature au Créateur dans un équilibre indéfini », et que cette opposition ne serait pas nécessairement issue d’une contradiction. Elle pourrait souligner « une simple distinction, mais qui [serait] la source de toutes les ambivalences du six ». Ainsi, le 6 pourrait « pencher vers le bien, mais aussi vers le mal, vers l’union à Dieu, mais aussi vers la révolte ». Étrange coïncidence. Rochon nous montre effectivement que le bien peut émerger de l’enfer et que la colère, semence des plus douloureux conflits, persiste dans le meilleur des mondes. La quête de l’absolu est un leurre. Pour Rochon, l’utopie doit s’accommoder d’un certain taux de désordre et d’agressivité (utopie instable). Les personnages des Chroniques infernales apprendront donc lentement, au fil de leurs existences et de leurs expériences, à équilibrer les tensions constantes qui les traversent et qui dynamisent l’univers. Voilà la clé de la félicité.
Sorbier apparaît comme l’œuvre-synthèse des vingt-cinq dernières années d’écriture de Rochon. L’auteure revient au monde de Vrénalik, fait resurgir le passé de Taïm Sutherland, son rapport ambigu à la statue Haztlén, mais aussi les personnages du Rêveur, du sorcier Ivendra et même de Chann (par le biais de l’archiviste Sayadena) et de la Dragonne. Tous joueront un rôle clé dans le cheminement de Rel et de Taïm, mis à l’honneur dans ce sixième tome. La réunion de tous ces personnages appartenant à des mondes et à des temps parallèles semble être une condition à l’ouverture du passage vers le paradis. C’est comme s’il fallait canaliser tous les niveaux de connaissance, rallier toutes les forces du visible et de l’invisible pour atteindre le but ultime. Taïm Sutherland sera toutefois le personnage dominant du roman (Lame reste plutôt en retrait).
À l’image du sorbier qui pousse ses racines au plus profond, Taïm a la capacité de pénétrer partout, de tout saisir, de captiver le monde entier, des enfers jusqu’au ciel. Le sorbier représente « l’alliance de l’émeraude et de l’écarlate, du feu et de l’océan, du mystère et de la passion. Une espèce de sorbier se nommait d’ailleurs allier, sans doute à cause de cette alliance étrange et vitale. » Sutherland, amant de Chann et de Rel, est ancré dans tous les niveaux de connaissance… Il est le « principe organisateur, l’arbre axial qui permet au ciel et à l’océan de se joindre sans chaos, l’arbre qui donne un gabarit à l’immensité, et qui sert d’échelle pour monter et descendre d’un monde à l’autre ». Taïm permet en fait à Rel (Océan, Haztlén) de parfaire son projet de fin du monde dans et par l’amour. « Il fallait ce degré ultime d’amour et de contemplation, où la complexité de l’univers devient danse enivrante […] pour trouver le sens caché, la verdoyante profondeur de Haztlén, dont le corps est vrouig et le regard tranag. » Voilà qui nous amène à deux concepts de base du roman : le vrouig et le tranag, pendants du yin et du yang. Le tranag serait la conscience organisatrice (Taïm), le risque, le mouvement vers l’inconnu, alors que le vrouig serait la texture même des choses, le vert vivant de l’océan (Rel). À la jonction des deux : la mort ou l’amour. En fait, mort et amour ont ceci en commun qu’ils permettent une communication symbolique avec le monde.
Sorbier s’avère le plus intéressant des romans de la série puisque tout prend ici son sens. La symbolique devient transparente, faisant surgir avec davantage de netteté les motivations premières des personnages. Les épreuves – confrontation de chacun avec son propre passé, déplacements constants entre l’extérieur et l’intérieur – tendent à les rapprocher d’eux-mêmes et du juste point d’équilibre entre les mondes. Dès le début, trois éléments annoncent les résonances symboliques à venir. Nous sommes à Montréal ; Lame se réconcilie avec ses lieux d’origine. Premier élément : au Jardin botanique, Taïm se retrouve face à un sorbier nommé Sutherland. Cette image le poursuivra jusqu’à Ougris et traversera toute l’histoire… Deuxième élément : Lame observe le monument aux morts à la gare Windsor. L’ange hermaphrodite soulevant un soldat fait écho à l’histoire de Rel et même de Taïm (n’est-il pas mort ainsi dans les bras de Chann qui, un peu sorcière, l’avait projeté dans l’univers de Rel ?). Et puis, cette sculpture suscite maintes réflexions que partagent Lame et Taïm : le paradis existe-t-il ? et que penser de la rédemption ? Après tout, ils n’ont connu que les enfers. Troisième élément : le célèbre poème « L’Homme et la mer » qui annonce la confrontation ultime entre les deux « frères ennemis ».
Esther Rochon fait cheminer ses personnages dans des univers qui échappent à l’entendement mais qui demeurent tout de même fort structurés. C’est comme s’il y avait une texture architecturale à son univers imaginaire, que l’aménagement intérieur (âme) exigeait des plans, des lignes directrices, des portes et des murs de soutènement. Sorbier est une œuvre fondamentalement verticale avec ses descentes et ses ascensions, ses vertiges et ses chutes (la Dragonne plonge dans les grandes profondeurs avant de remonter abruptement vers Anid, Vayinn tombe du paradis), même si l’horizontalité de l’Océan reste omniprésente. Étrange. Très Rochon. Le poème de Baudelaire en exergue l’exprime bien qui met en scène un homme fasciné par l’immensité de la mer, ce gouffre insondable…
Il faudrait aussi parler des juges, de leur rôle difficilement perceptible dans toute la série, de leur évanescence. Une part de mystère et d’insoluble s’accroche à eux. D’où originent-ils ? « Ce sont des créatures du moment où l’on s’endort. » Les représentants de la justice ? Ils ne sont pas la justice véritable, simplement ce qui s’en rapproche le plus. Comme l’utopie ne sera pas véritablement une utopie mais ce qui s’en rapproche le plus. Quant au paradis, il est décrit comme un lieu suspendu en plein ciel (l’image est agréable, cette légèreté suggère une condition humaine sublimée), où l’on fait du bien, travaille, étudie, mange, dort… Les transmuteurs comme Rel peuvent y voler et changer de forme. En fait, c’est là une question d’empathie. Il suffit de savoir se mettre dans la peau de l’autre. Et de maîtriser quelques techniques, bien sûr. Rochon parle somme toute assez peu du paradis. Le mal et la souffrance peuvent sans doute se décrire avec davantage de nuances et d’intérêt que le bien. On apprend toutefois que les paradis seraient nombreux, allant du plus simple au plus complexe.
Il n’y a rien de comparable à l’imaginaire et à l’écriture de Rochon. L’auteure a une façon singulière, naturelle, de mêler les divers niveaux de la réalité, de voyager à travers la réalité, ou encore de pratiquer le détachement. Elle mesure ce qui ne se mesure pas, fait apparaître une trappe en plein dénouement, aborde les grandes questions existentielles dans les moments les plus inattendus du quotidien (on se rappelle que c’est dans une buanderie que Taïm Sutherland s’était présenté comme un libérateur de peuple). Ainsi, lorsque Rel travaille à ses plans de fin du monde, il étudie les archives pour bien comprendre comment s’est déroulé le processus ailleurs, par le passé. Il adopte une démarche scientifique. Son problème ? Il lui faut transférer les âmes en générant le moins de souffrance possible. Rel analyse alors divers scénarios à l’aide de l’informatique. Il voit défiler sur ses écrans les résultats de ses extrapolations. Il lui faut gérer efficacement le transfert des âmes. C’est comme s’il était question ici de circulation routière.
Mais lire Esther Rochon n’est pas de l’ordre du probable ou de l’improbable, du vraisemblable ou de l’invraisemblable. Nous entrons dans une autre dimension qui exige une « double vue ». Indescriptible. Car lire Rochon est une expérience en soi. [RP]
- Source : L'ASFFQ 2000, Alire, p. 147-151.
Références
- Anonyme, Le Libraire, vol. 1, n˚ 6, p. 10.
- Bérard, Sylvie, Lettres québécoises 102, p. 35.
- Fortier, Christine, Voir (Montréal), 13/19-07-2000, p. 23.
- Houle, Nicolas, Voir (Québec), 29-06 au 05-07-2000, p. 18.
- Lafrance, Pierre-Luc, Ailleurs 1, p. 79-80.
- Trudel, Jean-Louis, KWS 37, p. 21-23.
- Vonarburg, Élisabeth, Solaris 136, p. 106-108.