À propos de cette édition
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Auteur chevronné, Daniel Sernine nous livre un recueil de nouvelles de fort haut calibre. S’il est vrai que celui-ci est constitué à majorité de rééditions, ce qui, à défaut d’être original, peut être interprété comme un certain gage de qualité, il reste que le sommaire comporte trois inédits fort bien menés, dont l’un vole la vedette à l’ensemble de l’ouvrage, tellement sa finale est renversante.
Le recueil en lui-même est un composite thématique où Sernine, fort de sa formation en histoire, propose au lecteur une série de nouvelles à l’historicité appuyée, laquelle sert de solide trame de fond à chacun des récits. On sent que l’auteur affectionne les cadres antiques, où il évolue avec confiance. Ces Proche et Moyen-Orient qu’il décrit sont vivants, au sens où ils sont habités, qu’ils fourmillent de la vie des habitants de ces civilisations qu’il permet de faire revivre sous sa plume, avec leurs coutumes, leurs croyances, leurs débauches et leurs vices autant que leur grandeur. L’histoire est le fil conducteur, chose que le titre laissait déjà présager ; et pourtant, le lecteur évolue dans un fantastique qui, s’il n’a rien de l’ambiguïté d’un Henry James ou de l’inquiétante débauche hyperbolique d’un Lovecraft, demeure efficace par l’exotisme qui se dégage du gouffre temporel qui nous sépare de la diégèse. Les férus d’histoire y trouveront leur compte, vu la quantité de recherches effectuées, que l’on devine aisément, qui suinte même à travers les lignes. Et c’est sans parler du style, qui s’écoule comme le temps lui-même : implacable et fluide, mais aussi léché et immersif.
Le recueil s’ouvre sur la nouvelle « Souvenirs de lumière », une remarquable nouvelle inédite, à mon avis la plus aboutie du recueil. La narration convie le lecteur à ce qu’il semble tout d’abord être un récit historique, se situant dans l’Égypte antique, alors que la puissance des dynasties pharaoniques est à son apogée. Le phrasé y est ensorcelant, et le cadre, exotique. Tout est ici raconté à la manière de souvenirs, ce qui permet une envoûtante peinture de la culture égyptienne par l’importante place accordée à la mort dans la vie de l’individu. Les prolepses sont nombreuses sans toutefois être déstabilisantes, grâce notamment à l’emploi systématique d’astérisques marquant les bonds temporels. C’est là un élément d’apparence triviale mais qui prend une importance insoupçonnée lors du dénouement, où se dévoile alors la trame fantastique du récit. Or, cette révélation se fait au détour du texte, sans préavis, sans ces astérisques rassurants pour prévenir du changement d’époque – de ce qui n’était alors que des souvenirs, et que le lecteur n’avait aucun moyen de deviner. Forçant la relecture, le procédé est éminemment déstabilisant et diablement efficace, et démontre toute la force stylistique de l’auteur.
Autre inédit, « Babylone », malgré certains éléments de détection relevant du policier, est somme toute un récit fantastique plus classique par sa mise en intrigue. Si le cadre de l’antique empire babylonien possède un exotisme indéniable, notamment à travers les descriptions équivoques de la cité de Kadingirra, cité aux mille prostituées et située à la croisée d'importantes routes commerciales, il reste que la nouvelle demeure prévisible, et c’est bien dommage, puisqu’elle fait preuve d’une inventivité fort louable.
L’ensemble est fort bien écrit, mais les indices parsemés tout au long de la nouvelle par Sernine sont par trop évidents et brisent l’aura de mystère qu’il a voulu créer. Si l’ultime échec de la tentative d’assassinat en relève la substance, la nouvelle se terminant par l’agonie du vieux, il demeure que l’effet de lecture est quelque peu saboté par la facilité déconcertante avec laquelle on anticipe la révélation, voire même la mort de l’ancien bibliothécaire.
Le dernier inédit, « Le Voyage de Salah », est une nouvelle fort bien menée, qui s’égrène dans une implacabilité illustrant la Fatalité qui guette le protagoniste mourant. L’intrigue y est rapide et semblable à la lame d’un couperet : la chute est prévisible, mais redoutable d’efficacité.
Quant au reste du recueil, sa composition reprend des œuvres déjà parues qui n’ont rien perdu de leur force ou de leur originalité, comme « L’Histoire de l’oiseau d’Alep et des six voleurs », un exercice de style amusant, dont la contrainte repose sur la prolongation de l’un des récits racontés, dans les Mille et une nuits, par Scheherazade à son sultan. La chute de la nouvelle, astucieuse, remet en question toute la créativité de Scheherazade, laquelle emploie ici une armée de nègres, qui sont aussi ses amants, pour composer les récits qu’elle racontera, le soir, au sultan sanguinaire…
De la même façon, j’ai particulièrement apprécié la nouvelle « Ses dents », qui revisite le thème du vampire de manière novatrice. Celle-ci repose sur la question : « Est-ce que Jean-Raphaël Laugherty est un vampire ? » – pour cette raison, la nouvelle ne peut être considérée comme étant fantastique. Les protagonistes, perdus dans un jeu de détection à savoir si le dénommé Laugherty est un vampire ou un simple excentrique qui aime, le soir venu, se cacher dans le fog ou dans les porches sombres et faire semblant d’attaquer discrètement un passant, en viennent à éprouver une fascination morbide pour le personnage et pour ses dents qui sont toujours dissimulées. C’est fort bien écrit, et tout en nuances, tout comme la très courte nouvelle « Le Libérateur », dont la forme entourant la thématique du fantôme m’a laissé une profonde impression.
Depuis sa première apparition – pardonnez le jeu de mot – dans Le Château d’Otrante, le thème du fantôme a été archi-employé, autant dans la littérature gothique que dans le fantastique ou même l’horreur. Il devient alors difficile de sortir des conventions narratives forgées par un intertexte impressionnant autant par sa quantité que par la qualité de certains émules. Pourtant, force est d’admettre que la maîtrise formelle de Sernine vient ici complètement remédier à ce qui n’est qu’une très courte réitération de l’apparition fantomatique se superposant à la réalité, soit le fantôme des événements ayant conduit un obscur paysan révolutionnaire à être sacré libérateur d’une ville.
Le recueil se clôt avec la réédition de la longue nouvelle éponyme qui, en plus de donner son titre au recueil, cristallise ce thème de l’histoire revisitée par le fantastique transparaissant dans chacun des récits qui le compose. La structure en six tableaux de la nouvelle, où le passé lointain et le présent se rejoignent, donne ainsi une cohérence à l’ensemble du recueil par un jeu de correspondances très réussi. J’ai particulièrement apprécié cette section qui voit la personnification de Jean Racine, où des passages de Phèdre viennent s’imbriquer dans le récit, la répétition des acteurs de la pièce mythique servant de toile de fond aux intrigues, souvent politiques, qui étaient alors la norme de l’arrière-scène. [MRG]
- Source : L'ASFFQ 1995, Alire, p. 167-170.
Prix et mentions
Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois 1996
Références
- Bonin, Pierre-Alexandre, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec IX, p. 768-769.
- Cadot, Richard, Solaris 113, p. 44-45.
- Marcotte, Denis, imagine… 75, p. 96-97.
- Morin, Hugues, Temps Tôt 37, p. 48.
- Trudel, Jean-Louis, KWS 24/25, p. 26-28.