À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Dans un univers grouillant d’une étrange mégalopole souterraine où les déplacements s’effectuent à bord de « taupes », une femme, qui se distingue de ses semblables par son unique bouton vert à la combinaison, enregistre au dicteur les impressions kaléidoscopiques du moment…
Commentaires
Imaginez un espace fermé et générateur de claustrophobie, une rythmique si grave qu’elle vous ravage les entrailles plus que les tympans, une lumière stroboscopique qui découpe aléatoirement les mouvements de la foule aliénante, imaginez le dépaysement d’un ailleurs mégalopolisé, la solitude d’une sous-terre étrangère… et vous aurez une très légère idée de l’atmosphère que dégage ce très beau texte de Sylvie Bérard.
L’expérimentation littéraire fait souvent peur au lecteur ; on se perd, on ne comprend goutte, on succombe à l’ennui qui suinte des phrases mal varlopées et/ou mal embrochées. Dans « La T-005 », Bérard réussit tout l’inverse : on s’y perd avec plaisir puisque réalité il y a, on découvre au compte-gouttes un univers envoûtant parce que gradation il y a, on succombe au charme des rythmes viscéraux de ces phrases-chocs et de ces enchaînements coup de massue parce que maîtrise de l’écriture il y a.
Du coup, on pense au bon vieux Ballard façon soixante-dix et aux expériences fumeuses de toute la new wave anglaise, mais aussi à tous ces textes flyés américains et français qui, toujours à la même époque, me/nous semblaient tout droit sortis des vapeurs lysergiques des émules de Timothy Leary.
Or, Sylvie Bérard propose ici une écriture sciemment déconstruite qui, du fait même de sa non-linéarité, remodèle l’univers imaginé selon des schémas différents, un peu à la manière des cubistes qui, en modifiant le réel, réussissent à générer de nouvelles émotions, de nouvelles perspectives. À cette déconstruction, l’auteure ajoute un autre élément, l’antagonisme de deux styles. Le premier, anonyme, use abondamment du “on” et du “ça”, générant l’impression de la fourmilière – on se rappellera justement les essais de Ballard et de T. J. Bass entourant les fourmilières humaines – et de l’absence d’identité, et donc de sentiment. Le deuxième, carrément poétique, bombarde plutôt le lecteur d’images fortes essentiellement émotionnelles, créant ainsi le choc des contraires, rendant bien l’aliénation de l’humain dans les ruches qu’il se crée – n’oublions pas que Sylvie Bérard est installée depuis peu à Toronto !
Nouvelle sur l’aliénation de la masse et sur l’identité individuelle, « La T-005 » est aussi une nouvelle sur la solitude de l’exilé ou de l’immigrant, incapable de prendre racine dans le terreau qui profite à l’autre, toujours à la remorque de ses souvenirs et de son sens de l’orientation sociétale perdu.
Un remarquable texte, à lire et, surtout, à relire. [JPw]
- Source : L'ASFFQ 1997, Alire, p. 21-22.