Résumé/Sommaire
Depuis qu’il est au monde, Bim ne se souvient pas d’avoir vu le soleil briller d’un vif éclat dans un ciel bleu. Depuis sa naissance en 0054, Bim entend le bruit des avions qui laissent tomber des trous sur la ville. Le soleil est continuellement voilé par une couche de poussière blanche qui tombe du ciel. La ville, coincée entre les forces du Sud et celles du Nord, dépérit lentement. Il y a pénurie dans tous les domaines et les usines ferment les unes après les autres. Le père de Bim, Panoume, et sa tante Lanoline se retrouvent en chômage. Le père ne survit pas à cette épreuve tandis que la mère de Bim, Manoume, sombre peu à peu dans la folie.
Bim n’ayant connu aucune autre réalité, il s’adapte tant bien que mal à cette vie de misère, se cachant dans les décombres de la maison et se nourrissant de rats. Un jour, il rencontre Ninine, une gamine de son âge qui vient habiter chez lui avec son grand frère Groube, un adolescent retardé, quand leurs parents adoptifs meurent sous les décombres de leur maison. Les conditions de vie ne s’améliorent pas. La ville est complètement détruite et semble avoir été désertée par les habitants. Bim et Ninine se demandent même s’il existe une autre vie ailleurs. Aussi, à l’adolescence, ils décident de sortir de leur refuge souterrain afin de se mettre en quête d’une réalité meilleure.
Ils entraînent avec eux les grands-parents centenaires de Bim, Zop et Zin, tante Lanoline et le grand frère Groube devenu l’amant de celle-ci. Le groupe se dirige vers l’ouest et marche quelques années avant d’atteindre une bibliothèque municipale ensevelie sous une épaisse couche de poussière blanche qui lui sert de havre pendant quelque temps. Malgré les précautions prises par le couple, Ninine tombe enceinte. Entre-temps, les conditions de vie se détériorent dans la bibliothèque. Après la mort des grands-parents, de Lanoline et de Groube, Bim sent approcher la fin. Une question l’obsède toujours : y a-t-il une vie meilleure ailleurs ou est-il le seul survivant sur la terre ? C’est pourquoi il décide d’écrire ses souvenirs afin de laisser quelque chose, un point de repère, à son enfant.
Commentaires
En cette année 1990, les récits post-catastrophiques sont à la mode. Est-ce dû à l’approche de la fin du millénaire ? Les Temps qui courent de Louis Jacob est un roman désespéré qui tente de camoufler son désespoir sous un ton léger et humoristique. Au début, le narrateur arrive à donner le change, d’autant plus que cette insouciance face à l’avenir rend bien compte de l’état d’esprit de l’enfant. Bim s’amuse avec son camion de pompier, s’éveille tranquillement au monde des adultes et compose avec la grisaille de la vie. Bim n’a pas connu l’époque des arbres en fleur, des ruisseaux limpides et des somptueux couchers de soleil. Il ne peut donc comparer, regretter cette existence et ce bon temps. Mais au fur et à mesure que Bim prend conscience de son existence misérable et qu’il découvre au contact de sa tante Lanoline ce que pourrait être la vraie vie, le narrateur devient plus sombre et le ton s’alourdit. L’espoir qui habite Bim de trouver une vie meilleure ailleurs sur la planète le porte à insuffler un peu d’humour dans son écriture.
Cependant, à la fin, le désespoir de Bim est si grand qu’il abandonne le parti pris réaliste de son récit et ne voit plus d’autre issue que le délire. Il imagine que le fils auquel a donné naissance Ninine refuse d’affronter le monde que lui ont légué ses parents et qu’il retourne dans le ventre de sa mère en emportant le récit de Bim. Les deux dernières pages reprennent mot à mot les deux premières du récit comme si l’histoire était un perpétuel recommencement. Pourtant, on sait très bien que la vie n’est pas possible, que l’humanité vient de s’éteindre tristement.
C’était peut-être la seule fin possible du récit de Bim même si elle ne me satisfait pas entièrement. J’ai bien apprécié, par contre, l’évolution du ton de l’écriture qui passe d’un registre léger à un registre grave. Cette transformation traduit admirablement bien la prise de conscience du narrateur. La trame des Temps qui courent ne repose pas sur une suite d’événements extraordinaires. Le ton est celui de la chronique quotidienne vue par les yeux d’un enfant. Mais ce qui séduit le plus dans ce roman de Louis Jacob, c’est l’écriture qui fait preuve continuellement d’invention.
Lors d’une entrevue, Hubert Reeves déclarait : « En fait, de cette angoisse devant le contact avec la réalité naît aussi bien la science, la poésie que la religion. Ce sont trois façons pour l’être humain de réagir face à cet effroi que sent un enfant dès qu’il sort du cocon de sa mère. » Louis Jacob, par le personnage de Bim interposé, a choisi d’explorer la poésie par le langage. Il propose une merveilleuse réflexion sur le langage. Cette réflexion, qui n’a rien de théorique, s’inscrit dans la pratique même de l’écriture. « Comme la température s’avérait de plus en plus clémente, nous couchions souvent dehors, “à la belle étoile” comme disait souvent tante Lanoline qui nous expliquait alors ce qu’étaient des étoiles, puisque nous n’en avions jamais vues. D’ailleurs, elle-même se souvenait beaucoup plus de l’expression verbale que des étoiles. »
Le drame pour Bim, ce n’est pas tant que l’ordre naturel des choses soit bouleversé – un froid intense qui persiste, des vents continuels qui balaient le paysage dévasté, une poussière blanche qui recouvre toutes choses – mais que le langage ne soit plus adapté à la réalité, qu’il corresponde à une réalité maintenant disparue, révolue, abolie. En outre, l’évolution de Bim est perceptible à travers son rapport au langage qui marque les trois étapes de son existence : l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. Pour rendre la pensée enfantine de Bim, l’auteur utilise un langage poétique plein de fraîcheur : « Je m’inquiétais des trous qui reposaient comme des montagnes à l’envers à cause du vide qu’ils offrent sous les pieds. Panoume risquait de tomber dedans à chaque fois qu’il se rendait au travail. » Puis, à l’adolescence, c’est la révolte et le rejet du monde adulte : « Plus je vieillissais, plus je comprenais le sens des mots, du moins le sens que la vie avait donné aux mots. Par exemple, le mot enjeu était un mot d’enfants que des adultes avaient fait vieillir en le transformant. Je détestais ces mots d’adultes. Ces derniers venaient toujours jouer là où on ne les avait pas invités. »
Les Temps qui courent regorgent de ces bonheurs d’expression qui composent le meilleur de ce roman. Dans toute entreprise littéraire, l’écriture constitue un élément important de l’œuvre mais ici plus que jamais, elle en est la clé de voûte. Louis Jacob a su trouver le ton juste pour décrire cette fin du monde sans tomber dans le désespoir le plus noir. Les personnages demeurent toujours crédibles et émouvants. Si Bim a trouvé dans l’écriture un sens à sa vie, il semble bien que l’écriture n’aura pas suffi à sauver l’humanité. Mais l’auteur, lui, nous aura donné une remarquable leçon d’écriture. Le tour de force de Louis Jacob aura été de transformer le quotidien gris et sans avenir de Bim par la poésie du langage.
Les Temps qui courent est une chronique qui aurait pu être désespérante mais qui est sauvée par la magie de l’écriture. J’en recommande vivement la lecture, ne serait-ce que pour saisir le rapport essentiel que doit entretenir la langue avec la réalité. [CJ]
- Source : L'ASFFQ 1990, Le Passeur, p. 100-102.
Prix et mentions
Prix littéraire de Trois-Rivières 1991
Références
- Cloutier, Georges Henri, Solaris 93, p. 7-8.
- Martel, Réginald, La Presse, 31-03-1990, p. K3.
- Ouimet, Ariane, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec VIII, p. 847.