À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Elpy, Ducasse, Picabo et Bébé vivent sur l’orbitat Didymos, symbole de puissance de la Ligue marchande. Seul le nourrisson est humain. En fait, Bébé a été confié à Picabo, père nourricier issu de laboratoires d’ergogénéticiens, dès sa naissance. Mais jamais personne n’est venu réclamer l’enfant. Elpy, Ducasse et Picabo se sont attachés à lui ; ils forment une « famille ». Leur petit monde bascule le jour où une jeune femme débarque sur Didymos. Elle sait que Picabo garde l’enfant illégalement. Aussi se servira-t-elle de cette information pour manipuler les trois compères et atteindre son but : détruire Didymos. Ducasse et Picabo joueront bien malgré eux un rôle clé dans ce projet machiavélique.
Commentaires
Jean-Louis Trudel aurait-il fait œuvre de visionnaire ? À l’heure où j’écris ces lignes, un acte terroriste d’une ampleur sans précédent vient d’être commis à New York contre les tours du WTC puis à Washington contre le Pentagone, symboles de la puissance économique et militaire américaine. « Tirés d’une même chair » propose un scénario comparable dans un futur éloigné (4e millénaire). La nouvelle s’ouvre sur une scène d’apocalypse spatiale. L’orbitat de la Ligue marchande se vide de son oxygène et de ses millions d’habitants. Vivaine, responsable de l’attentat, cherche un moyen de fuir. C’est que l’immense structure de Didymos cède sous les effets de nanobes « métastructeurs », même si une partie seulement de l’orbitat était visée. Pourquoi un tel geste ? « Pour que la chair humaine cesse d’être la pâte à modeler de garnements bardés de diplômes. » Et, d’ajouter Vivaine, la révolte n’est-elle pas « un droit imprescriptible des vrais humains » ?
« Tirés d’une même chair » représente un monde où la manipulation génétique a conduit à l’émergence d’une classe sociale distincte, sous-humaine, le plus souvent exploitée. Les ergogénéticiens conçoivent en laboratoires des êtres destinés à des fonctions spécifiques, ce qu’avait, on se rappelle, imaginé Huxley dans son Meilleur des mondes. Ces scientifiques défendent la vision d’une « humanité plastique et universelle » et peuvent créer, à partir d’une même chair, des versions antinomiques d’un être. Les manipulations génétiques permettent aussi d’accroître le rendement économique et de maintenir en place le pouvoir de la Ligue marchande. C’est à ce pouvoir que s’attaque Vivaine, jeune terroriste qui « manipulera » pourtant à son tour les mêmes victimes, sans aucun remords…
Cohabitent dans cette nouvelle des éléments de hard science (description détaillée de la station), de critique sociale et de pure fantaisie. Jean-Louis Trudel propose en effet des personnages pittoresques, des victimes plutôt sympathiques qui contrastent avec l’environnement technique et froid de la station orbitale. Tout, dans ce texte, semble construit autour du principe même de l’antinomie (personnages, tonalités). Elpy est un « isomorphe » d’Elvis Presley. Il maîtrise le « jargon des spatiaux » et « intègre » facilement. Il peut faire preuve de jugement et il saisit bien la nature des enjeux politiques et économiques de son monde. C’est par ses yeux que nous découvrons la structure sociale de Didymos et, surtout, le type de pensée de créatures issues des laboratoires (quand pensée il y a). Un intérêt de la nouvelle tient d’ailleurs dans les expérimentations de langage visant à traduire la personnalité colorée d’Elpy.
Le hasard a donné à Elpy un géant « homomorphe » sans intelligence, sans mémoire, inapte à la discussion, mais pourvu d’une force exceptionnelle. Ducasse a besoin d’être « fidélisé » à un maître pour se sentir heureux. Elpy lui deviendra dès lors indispensable (genre de duo populaire en BD). Et puis, il faut mentionner Picabo, cet homme-vache doté de quatre mamelons (voilà pour la productivité) et d’un fort instinct paternel…
Trudel parsème son récit de traits d’humour, de clins d’œil à notre temps qui allègent la tension dramatique. Nous apprenons par exemple que sur Terre, une secte voue un culte à Elvis, personnage mythique de la fin du deuxième millénaire. Mais tout semble se confondre dans l’Histoire puisqu’on lui attribue les traits d’un contemporain presque oublié : John Lennon. Ainsi, Sainte Yoko Ono serait descendue aux enfers pour sauver Elvis… [RP]
- Source : L'ASFFQ 2000, Alire, p. 180-182.
Prix et mentions
Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois 2001