À propos de cette édition
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Dans quels univers tristes semble nous plonger l’auteur des Voyageurs de la nuit ! À quelle célébration désolée de l’amour, à quel constat sur l’inaptitude humaine au bonheur en apparence il nous convie ! Dans ce recueil de sept nouvelles et novella, l’auteur décrit des êtres dépossédés d’eux-mêmes, en quête d’espoir ; il dépeint véritablement des créatures cheminant dans le noir, en quête de vie ! La plupart du temps, ces personnages n’arriveront pas à tromper leur destin individuel et pourtant entreverront, avant leur chute finale, une étincelle, une lueur d’espoir, comme une invite collective à continuer.
L’amour, la mort, l’identité, voilà les thèmes récurrents des Voyageurs de la nuit. La vie et son absurdité aussi, ou plutôt les trésors d’imagination humaine déployés pour rendre la vie absurde.
À l’une et à l’autre extrémité du spectre des propositions de Beaulieu sur la mort et la vie, on retrouve les nouvelles « Dernier Chant » et « Les Survivants envieront les morts ». La première est une novella qui confronte le principe de la survie de l’espèce et l’absurdité de l’existence. René Beaulieu construit ici un univers fascinant où se croisent l’espoir et le cynisme, la haine et l’amour, le passé et le futur au cœur d’un présent précaire. L’auteur imagine aussi une espèce à la convergence de trois genres : les Rémials mâles, les Vimias femelles et les Guimias désignées par le pronom féminin mais qui sont en fait la fusion du masculin et du féminin et fruit du génie génétique des Ancêtres ayant trouvé là le seul moyen d’assurer la survie de leur espèce en perte de fertilité. C’est paradoxalement la Guimia qui véhicule le discours résigné d’une espèce crépusculaire et qui choisit la mort, alors que la Vimia, portant le bébé Rémial, est dépeinte à fin du récit comme partant en quête d’une nouvelle vie. Quant à « Les Survivants envieront les morts », il s’agit d’un récit très sombre dont le titre, programmatique, réfère à une situation historique postcataclysmique où les survivants en viennent à adorer un « Dieu » d’acier qui provoquera l’anéantissement décisif de l’humanité. Alors que « Dernier Chant » repose sur une dialectique où l’espérance (des « Espéranges ») et le cynisme (« des Croyants ») s’affrontent sans que l’une ou l’autre l’emporte, dans « Les Survivants envieront les morts », un homme découvert dans un abri nucléaire adhère au discours de destruction et actionne l’arme ultime.
Par-delà le discours sur la vie et la mort, l’auteur présente aussi toujours des fictions où deux identités s’affrontent, parfois dans le même être. Dans « Dernier chant », ce sont deux identités, masculine et féminine, qui ont fusionné chez Tsilbe la Guimia, et ce sont ces deux identités qui se séparent avant son geste d’auto-destruction. L’autre est l’histoire de Dr Jekyll et Mr Hyde revue et corrigée : alors qu’on se croit dans l’antre d’un dragon, on est seulement plongé dans l’enfer d’une créature à double personnalité.
Le plus souvent, les personnages de Beaulieu sont dépossédés d’eux-mêmes. C’est le cas de Guimia et de Nataléa, vivant dans un univers sans présent fondé sur les petits et grands souvenirs ; c’est celui des survivants du cataclysme, dépouillés de leur vie et qui veulent au moins prendre possession de leur mort ; c’est celui du personnage bifide, doublement frustré de son identité car il n’a pas d’emprise sur l’autre qui est lui-même. C’est aussi ce qu’on retrouve dans « À l’est, rien de nouveau », où l’auteur dépeint un univers où les êtres humains sont transformés en machines de guerre insensibles. Le moment où le personnage récupère son passé marque aussi l’heure de sa mort. La longue nouvelle éponyme « Les Voyageurs de la nuit » nous fait pénétrer dans le flux mental d’un homme arrimé, comme des dizaines de ses semblables, à une machine fonçant dans le vide sidéral et ayant perdu l’objet de sa quête. Dans cette nouvelle, la vie n’est plus du ressort des humains, celle du narrateur et de celle qu’il finit par croiser est entièrement entre les mains de la Lame métallique qui décide du moment de leur éveil et du moment de leur sommeil, et aussi du lieu et de l’heure où sa course folle dans l’espace s’interrompra.
La dépossession va jusqu’à la désintégration. « Partage » relate la rencontre improbable entre créatures de deux espèces bien différentes : l’union d’une Altaïrienne, appartenant à une espèce spirituellement indifférenciée dont les membres trouvent leur salut dans la conscience collective, et d’un humain souhaitant le contact avec l’autre sans trop savoir ce qu’il signifie. Il s’agit aussi du récit d’une dislocation de l’être : là où Julien pressentira sa mort dans la fusion au groupe, les Altaïriens n’y verront que survie dans l’Union. « Inaccessible », fable sur la persistance de l’amour et de la continuité des êtres qu’on aime à travers l’amour qu’on leur porte, raconte le drame d’un homme qui a été désintégré et qui, sous cette forme, continue de visiter, jour après jour, Gabrielle qu’il continue d’aimer.
Car l’amour sort gagnant de ces récits, même lorsqu’il est voué à l’échec. C’est l’amour des leurs qui font agir Tsilbe et Nataléa, c’est l’attachement pour une femme qui garde un homme en vie, et c’est la chaleur humaine qui sauve le personnage du dernier récit. Les bons sentiments font la bonne littérature de René Beaulieu, même dans les situations les plus désespérées.
Les Voyageurs de la nuit est une œuvre très riche, dont les nouvelles, sans constituer tout à fait un recueil organique, sont unies par une parenté thématique puissante. Les courts récits présentent parfois des longueurs et une certaine confusion, mais la plupart du temps ils possèdent plutôt un pouvoir incantatoire indéniable et une complexité que je qualifierais de sensible – dans le sens où elle n’est pas intellectuelle, cette complexité, mais touche les émotions humaines. Il est heureux que ces nouvelles, d’abord publiées de manière éparse dans différents fanzines, revues et collectifs, fusionnent maintenant… dans toute leur diversité. [SBé]
- Source : L'ASFFQ 1997, Alire, p. 13-15.
Références
- Mercier, Claude, Proxima 2-3, p. 108.
- Sauvé, Christian, Solaris 123, p. 33.