Autre Rivage (L')

Lian vit sur Atyrkelsao, univers identique à Tyranaël où se sont exilés les Anciens Ranao il y a longtemps déjà. Il se lie d’amitié avec des enfants du voisinage et prend peu à peu conscience de sa différence. C’est que Lian est un hybride issu d’une mère rani et d’un père virginien qu’il n’a jamais connu. Il a les particularités physiques des Virginiens, est « réfractaire » à la Mer et non-télépathe. Sur les conseils d’Odatan, Lian apprend le virginien en vue de son eïldaràn, épreuve initiatique au cours de laquelle s’éveillent les dons. Mais rien ne débloque en lui. On le place donc en institution où il approfondit ses connaissances sur l’histoire des Anciens. Il apprend que les femmes rani ne peuvent avoir d’enfants de Virginiens, que les systèmes reproducteurs sont incompatibles, qu’il faut une intervention chirurgicale complexe et dangereuse. Plein de colère qu’on lui ait caché

cette vérité, le jeune homme abandonne tout et part à la recherche de son père biologique. L’aventure sera périlleuse, et la désillusion douloureuse. Ne trouvant la paix nulle part, Lian se jette à la Mer au moment de l’Éclipse.

Il reprend conscience sur le rivage de Virginia où il est recueilli dans une commune familiale. Mais il garde secrète son origine, prétextant l’amnésie. Sous le nom de Liam, il découvre l’amitié, la tendresse et la société virginienne. S’inspirant des légendes rani, il écrit des histoires et acquiert une grande popularité. Après le départ de la Mer, la guerre entre les Rebelles et les Fédéraux recommence et Liam se voit enrôlé dans l’armée. Une relation amoureuse se développe entre lui et son compagnon Grayson. Le choc est donc terrible lorsqu’il apprend que ce dernier a été tué lors d’une attaque surprise. Défait et plus seul que jamais, Liam erre dans les rues. Un vieillard énigmatique le rejoint et lui fait part de vérités troublantes sur Grayson. Effondré, Lian s’enfuit et se retrouve mêlé à une manifestation. Ses facultés télépathiques débloquent alors, de façon intermittente. Le déséquilibre est profond. Par chance, le vieux Simon le sort de l’impasse.

Parallèlement à cette histoire, une intrigue politique se noue autour d’Alicia, première Terrienne à mettre les pieds sur Virginia depuis des siècles. Officiellement, Alicia vient récupérer des plans pour la station Lagrange qui est en orbite. Secrètement, elle aspire à faire débarquer des Terriens sur la planète. Au cours de sa mission, elle tombe amoureuse de Graëme, un représentant des Fédéraux. L’aventure est risquée mais il semble très épris d’elle. Puis les événements se bousculent ; les masques tombent les uns après les autres, les complots sont mis à jour. Alicia se sent perdue. Aidée de Bertran et de Simon, elle trouve refuge chez les Rebelles. Elle y rencontre Liam qui deviendra son compagnon de vie.

• Autre Rivage (L') (2021) - Roman

L’Autre Rivage marque un tournant majeur dans la série Tyranaël puisqu’un Ranao accède enfin à l’univers de Virginia. Le personnage de Lian incarne ce premier lien (comme son prénom l’évoque). Par les histoires qu’il publie sur Virginia, histoires qui fascinent et séduisent la population, Liam prépare les Virginiens à accueillir les Ranao, à s’ouvrir à leur culture. Il faut rappeler ici que les Virginiens ignorent encore tout de l’existence parallèle des Ranao alors que les Anciens connaissent bien celle des Virginiens. Depuis la traversée de Mathieu Janvier survenue 200 ans plus tôt, d’autres « passeurs » sont venus s’installer sur Atyrkelsao, sans possibilité de retour toutefois, car la Mer devient dangereuse après un seul passage. Mathieu aura donc été le premier Virginien à survivre au passage vers le monde des Anciens (il y vit toujours sous le nom d’Odatan), Lian sera le premier Ranao à mettre les pieds sur Virginia. Faut-il s’en étonner ? Tous deux proviennent de la même lignée, celle de Simon Rossem, dans laquelle les mutations les plus significatives se sont toujours manifestées très tôt.

L’Autre Rivage nous amène à la découverte de la civilisation des Anciens Ranao, qui ne nous avait été révélée que par fragments dans les tomes précédents (archives laissées sur Tyranaël, hypothèses des chercheurs virginiens, etc.). Cette fois, les grandes légendes des Anciens se mettent à vivre, elles ne sont plus de simples fresques. Les Ranao entretiennent un rapport privilégié avec leur environnement et ils sont naturellement dotés de pouvoirs parapsychiques qu’ils mettent au service de la communauté. Ils sont très attachés à leur histoire, à leurs rituels, à leurs croyances (les dieux Ékelli et la Mer y jouent un rôle primordial). L’espace du sacré y est vivace.

Depuis l’apparition de la Mer, les Ranao croient en l’existence d’univers parallèles qui se déploient dans une infinité de possibles. Lors de sa traversée vers Virginia, Lian expérimente d’ailleurs la fusion avec l’Esprit de la Mer. « L’instantané de la révélation première était un labyrinthe sans cesse jaillissant de lui-même, un infini jeu de miroirs. La naissance même de la Mer se multipliait dans d’innombrables univers où elle s’était vue naître, où elle s’était vue s’éveiller à l’intelligence […]. Et finalement, la voix même de la Mer […] éveillait à chaque instant l’écho de toutes ses autres voix, dans tous les autres univers où elle avait laissé des doubles en se divisant pour s’enfanter. » (Comme la multiplication des cellules dès la conception de la vie…, cellules qui portent un potentiel illimité de clones…). Même si l’origine de la Mer reste énigmatique, sa présence explique la coexistence d’univers quasi identiques dans des espaces-temps se dédoublant à l’infini. Par le « rêve », qui est le don suprême chez les Ranao, certains accèdent à ces ailleurs multiples, à ces autres dimensions. Le pont se trouve donc à l’intérieur de soi. Voilà un thème qu’a toujours affectionné Vonarburg. Il est à la base de tout Tyranaël.

Fidèle à elle-même et à la série, Vonarburg met en scène des personnages en rupture, blessés par la vie, errant à l’intérieur d’eux-mêmes et d’un monde qui leur paraît hostile et étranger. Ils ne s’y reconnaissent pas. Chacun de leur côté et dans leur milieu respectif, Lian et Alicia ont connu le rejet, la trahison et la désillusion. Leurs itinéraires se ressemblent étrangement. Lian rompt toutes ses attaches pour partir à la recherche de son père biologique (retour aux origines), à la recherche de la vérité. Il refuse le mensonge et l’ignorance. Il fait penser à cet « arbre-Gomphal » qui jamais n’abandonne sa quête. Il marche vers l’avant pour trouver un lieu d’enracinement qui convienne à sa nature, pour trouver la paix. Quant à Alicia, elle est habitée par un désir de vengeance envers un père qui lui préfère son jeune frère. Lian et Alicia souffrent, aspirent à un idéal qu’ils arrivent mal à cerner mais qui leur est nécessaire. Ils choisissent tous deux l’exil sur Virginia.

Ils y découvrent parallèlement l’amour et ils s’abandonnent à la passion. Vonarburg explore avec sensibilité la voie de l’homosexualité (Grayson et Lian). Mais Lian comme Alicia sont à nouveau trompés, utilisés, abusés. Leurs amants menaient une double vie, portaient des masques, ne se révélant qu’à demi. Pourquoi la vérité échappe-t-elle encore à nos personnages ? Pourquoi la réalité s’effondre-t-elle, emportant avec elle sa part de rêve et d’espoir ? Le balancement entre le caché et le révélé est constant dans L’Autre Rivage, ce qui donne lieu à des revirements spectaculaires, tout à fait inattendus.

Vonarburg poursuit donc l’exploration des grands thèmes abordés dans les tomes précédents : la quête identitaire, la marginalité liée aux mutations, le mensonge, le rapport au sacré et le double. Même Simon a maintenant son pendant sur Atyrkelsao puisque Mathieu/Odatan, immortel et puissant télépathe, y joue un rôle identique au sien. Tous deux avancent dans l’ombre des personnages principaux, interviennent pour guider, protéger et sauver des périls. Un troisième allié, dont l’origine reste mystérieuse, surgit toutefois. Et Simon s’en montre fort intrigué. Qui est ce Bertran et d’où vient-il ? Et pourquoi lui laisse-t-il en cadeau une sphère de métal décorée de cabochons de paragathe rose ? Une sphère qui ressemble à celle qu’avait découverte autrefois Shandaar au cœur du Catalin… Le vieillard reste figé devant la sphère, comme s’il la reconnaissait. Quel est le message ?

Sur la scène politique, le conflit entre les Rebelles et les Fédéraux s’éternise sur Virginia. Les Fédéraux perpétuent les valeurs du passé et rappellent, par leur attitude intolérante, leurs ancêtres Terriens. Les Rebelles annoncent au contraire l’homme à venir. Chez eux, les mutations sont pleinement acceptées et assumées. Elles ont conduit à une transformation des valeurs et des comportements, ce qui les rapproche d’ailleurs des Anciens. Ne pourrait-on en déduire qu’ils ont simplement mieux réussi à s’acclimater, au fil des siècles, à leur nouvel environnement ?

Quant à la façon ici de conduire les intrigues, Vonarburg privilégie à nouveau l’alternance de récits, ce qui engendre des jeux de miroirs significatifs. Mais le lecteur doit se faire habile « passeur » pour apprécier pleinement l’œuvre. Ainsi, dans un premier temps, le passé de Lian sur Atyrkelsao (de la plus petite enfance jusqu’aux premières années de l’âge adulte) nous est livré parallèlement au présent de Liam sur Virginia (vie dans la commune, écritures, passage dans l’armée). Il faut continuellement établir des ponts entre le passé et le présent, entre la culture des Anciens et celle des Virginiens. C’est comme si le regard cherchait à embrasser tous les horizons à la fois, toutes les dimensions temporelles. Dans la dernière partie du livre, Atyrkelsao est laissée de côté ; l’histoire de Liam alterne alors avec celle d’Alicia.

Je n’ai qu’une seule réserve à l’endroit de L’Autre Rivage : l’apparition et l’intervention de la station Lagrange me paraissent faciles, trop accessoires. Les Terriens gravitent autour de l’histoire, sans plus. Bien sûr, l’attitude de Graëme à l’égard des mutations prend son sens avec le retour des Terriens, mais Lagrange reste tout de même peu exploitée. À moins que l’auteure ne place ses cartes en vue du jeu à venir dans le prochain volume… Cela dit, la parfaite maîtrise de l’écriture, la richesse poétique de l’univers des Anciens, le souci du détail dans les descriptions, les résonances subtiles d’un tome à l’autre (le vers de Rimbaud, les voix de la Mer, etc.), et les personnages attachants comblent le lecteur. Et puis, Vonarburg sait entretenir la part de mystère entourant la Mer et l’immortalité de Simon et de Mathieu. Le lecteur, avide de vérité, n’a d’autre choix que de poursuivre sa longue quête. [RP]

• Source : L'ASFFQ 1997, Alire, p. 186-189.

• Beauregard, Robert, Nuit blanche 70, p. 13.
• Bérard, Sylvie, Lettres québécoises 89, p. 33-34.
• Bérard, Sylvie, Solaris 123, p. 35-38.
• Martel, Clément, Québec français 110, p. 25-26.
• Martin, Christian, Temps Tôt 46, p. 35-36.
• Mercier, Claude, Proxima 5, p. 89-90.
• Trudel, Jean-Louis, KWS 29-30, p. 40-48.
• Vennat, Pierre, La Presse, 05-10-1997, p. B 4.