À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
L’histoire se déroule dans un futur indéterminé mais proche.
Axel Rovan est un Berlinois de l’Allemagne « capitalocommuniste », réunifiée sous l’égide de la bifédération de l’Alliance Allemande. Il travaille pour la Deutsche Drug, une entreprise multinationale spécialisée dans la mise au point de nouveaux produits pharmaceutiques. Comme tous les professionnels occidentaux de sa génération, il est à la poursuite du « bonheur obligatoire ». Mais où donc trouver cette euphorie tant recherchée ? Dans le mariage ? Axel a déjà échoué une fois. Dans les talkin’ bars où des « causeuses », jeunes ou moins jeunes, se tiennent à la disposition des clients pour quelques marks de l’heure ? Dans ces lupanars de luxe comme le très provocant Eros Center bâti sur les ruines du Mur de la Honte ?
Non, Axel n’a plus envie de futilités.
Car il souffre du « nowhere », cet état dépressif plus grave encore que le burn out. Sa première crise l’a frappé durant son long séjour à Rawaï, en Thaïlande, où la Deutsche Drug possède des laboratoires servant à tester des substances disponibles là-bas seulement. Résultat de sa crise : trois semaines de sa vie à Rawaï ont disparu de sa mémoire. La Deutsche Drug l’a transféré à Berlin, mais Axel ne reconnaît plus sa ville natale, il ne s’y sent plus chez lui, il ne se sent plus heureux nulle part… C’est le nowhere…
Habitué aux coutumes orientales, il survit péniblement dans cette Allemagne déchue. Au cœur d’une société informatisée où toutes les institutions se veulent rentables, chacun cherche à échapper à sa solitude. Si le mariage est redevenu populaire, une nouvelle maladie empêche dorénavant la procréation chez de nombreux couples. Il s’agit du SAP, le Syndrome d’Accouchement Prématuré. L’évolution fulgurante de ce syndrome a ouvert toute grande la porte aux NTR – les Nouvelles Techniques de Reproduction – dont la plus récente est la MAM – « matrices artificielles modulées ». En outre, les femmes du Tiers-Monde n’étant pas encore touchées par le SAP, l’Allemagne bicéphale favorise l’immigration en masse des Thaïlandaises qui acceptent d’épouser un Allemand ou de servir de mère porteuse pour accommoder les couples stériles.
Au fil des ans, la Thaïlande est d’ailleurs devenue une sorte de colonie allemande. Toutes ses richesses « naturelles » sont exploitées, à commencer par les femmes – les prostituées au premier chef, sans compter celles qui sont destinées à immigrer en Allemagne – et les drogues locales. Le « klong », surtout, est recherché. Il pousse uniquement en bordure des rizières thaï et il faut le consommer sur place tant ses propriétés euphorisantes sont éphémères.
Pour vaincre son nowhere, Axel s’inscrit à l’agence Paradisc. Il consulte une psycho-assistante et il est aidé aussi par un psychogiciel à la mesure de sa dépression. Mais rien n’y fait. En désespoir de cause, il finit par céder à l’ultime suggestion de sa conseillère : prendre un rendez-vous avec l’agence Berlin-Bangkok et commander un mariage programmé. Sa future partenaire serait ainsi scientifiquement sélectionnée pour répondre parfaitement à ses aspirations et à ses besoins !
Comme épouse, l’ordinateur lui propose Yumi, une prostituée de Bangkok. Axel se soumet à ce choix et se rend en Thaïlande. Mais il ignore que Yumi est acoquinée avec Noï, un pharmacologue aussi crapuleux qu’ambitieux, associé clandestinement à la Deutsche Drug. Noï expérimente sur Yumi, avec son plein accord toutefois, de toutes nouvelles DES – Drogues à Effets Spécifiques – et en particulier celles produisant de formidables effets aphrodisiaques.
C’est en buvant l’une de ces drogues, le « lovedrink », qu’Axel et Yumi célébreront leurs épousailles…
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Commentaires
Voilà pour la mise en place. Le reste de l’histoire est à découvrir par les lecteurs intéressés.
Quatrième livre de Jean-Pierre April, son deuxième roman, sa xième œuvre de SF, Berlin-Bangkok possède tout ce qu’il faut pour faire date dans l’histoire de notre science-fiction et susciter l’intérêt du milieu québécois, sinon celui de la SF francophone. Je me demande toutefois quel sort le “grand public” et la critique non spécialisée lui réserveront, et ce, pour des raisons que j’expliquerai plus loin…
Beaucoup plus intéressant et mieux réussi que Le Nord électrique, premier roman du même auteur, ce livre mérite sans doute d’être considéré comme l’œuvre la plus audacieuse et la plus impressionnante publiée par Jean-Pierre April jusqu’à présent. Ce n’est pourtant pas sa plus “achevée”, selon moi, en ce sens que certains angles n’y sont pas arrondis à mon goût et que certaines failles y demeurent ouvertes, ce qui n’était pas le cas de quelques nouvelles antérieures, beaucoup moins dignes d’intérêt par ailleurs à cause de leur sujet.
Audacieux et impressionnant, Berlin-Bangkok l’est incontestablement par son projet. Jean-Pierre April y développe une problématique sociale qui dépasse ses thématiques habituelles tout en les englobant. Si on a souvent dit qu’il était l’un des rarissimes écrivains québécois donnant dans la SF politique et sociale, il faut quand même admettre qu’April nous avait peu habitués à des spéculations faites à partir de la “réalité vraie”, de la conjoncture actuelle, bref, de ce que l’on appelle l’actualité.
Le contexte politique et social décrit dans Berlin-Bangkok est une extension de l’aujourd’hui, le fruit des spéculations, des interrogations et – je le suppose – des frayeurs de Jean-Pierre April face à notre réalité. Ajoutons que cette prospective est cohérente, qu’elle sonne juste, à tel point que le monde de demain risque vraiment de ressembler, jusque dans de nombreux replis, à la description que l’auteur en a faite.
De nombreux sujets d’actualité sont donc abordés dans ce livre. Faisons-en un petit tour très rapide et pas nécessairement dans l’ordre de leur importance.
L’Allemagne d’abord. Faisant office de prophète, ou plus exactement de “spéculateur” talentueux, April nous présente d’emblée une Allemagne réunifiée, aux prises cependant avec les problèmes d’adaptation que la nouvelle situation politique pose aux Allemands si longtemps déchirés.
La décadence de l’Occident. Berlin fonctionne à l’heure des sourires qui camouflent la dépression. Le néolibéralisme a triomphé en Allemagne, tandis que s’effondrent les valeurs de la civilisation. Les bordels fleurissent. La drogue est monnaie courante. Chacun court après la jouissance momentanée pour oublier sa solitude. Une odeur d’apocalypse flotte sur le monde…
L’exploitation du Tiers-Monde. La Thaïlande est devenue une colonie de l’Allemagne même si elle ne porte pas ce nom. Non contente d’exploiter et d’importer les ressources matérielles thaïes, la bifédération de l’Alliance Allemande traite les femmes de sa colonie comme si elles faisaient partie de ces ressources elles aussi. On les baise dans leurs bordels, mais chez soi on les engrosse pour l’avenir de la nation.
Le sexe. C’est le sujet central du roman, puisqu’il y est abondamment question d’enfantement, de mariage – programmé ou non –, de « divorce automatique », et avant tout de prostitution, de bordels, de nouvelles méthodes – souvent chimiques – pour parvenir aux orgasmes les plus hallucinants possible.
Les nouvelles techniques de reproduction. April explore quasiment ad nauseam les multiples possibilités offertes par la reproduction in vitro et par l’utilisation de matrices artificielles. Tout cela parce qu’un virus post-SIDA – le SAP – a rendu l’enfantement aléatoire. Mais le MAM s’avère lui aussi inefficace. À la fin du livre, une solution ultime surgit, qui sauvera peut-être l’humanité : le recours aux matrices des guenons !
La situation des femmes. Ce thème est traité par le biais de la maternité et des nouvelles techniques de reproduction, mais surtout par celui de l’exploitation du corps féminin en tant qu’objet de plaisir. Les femmes thaïes ne sont plus que de la matière première consommée par l’homme occidental.
La violence sociale. Le lecteur est transporté dans les milieux louches de la Thaïlande, ceux de la prostitution et du trafic de la drogue. Les Thaïs raffolent aussi de la violence-spectacle : le kickboxing est à la mode, et des shows sont organisés à bord des Boeing pour attirer les touristes.
La drogue. Ce thème cher à April est ici traité aussi d’un point de vue strictement réaliste : trafic, toxicomanie, corruption, etc.
En plus de ces sujets d’intérêt commun, Jean-Pierre April continue à traiter quelques-uns de ses thèmes de prédilection. Jamais il ne s’est accordé autant de pages et n’est allé aussi loin dans le traitement de ces thèmes-là. Dans ces cas, on a affaire non plus à de la prospective, mais à une forme de "spéculation-délire" contrôlée :
Les drogues modifiant les perceptions et le sens de la réalité. On le sait, April aime explorer les univers mentaux de personnages entrés dans un état second. Le pharmacologue Noï, en accord avec la Deutsche Drug, expérimente sur Yumi des aphrodisiaques de types nouveaux. Plus tard, c’est la nature même de la relation sexuelle qu’il tentera de modifier pour le plus grand plaisir des touristes usagers. Le corps-à-corps “amoureux” sera remplacé par un contact d’esprit-à-esprit (prostitution psychique) au cours duquel le client peut à loisir voyager à travers les phantasmes de la prostituée – et qui sait, plus tard, de l’amante ? On parle d’« expériences transpsy », de « relations interpsy » et d’« amour bionique ». Dans les dernières pages du roman, Yumi essaie de convaincre Axel que l’interpsy sera en mesure de rapprocher les hommes et les femmes – et tous les humains – en permettant la fusion des esprits. (Jean-Pierre April aurait-il décidé d’achever son exploration sur une note d’espoir ?)
Les manipulations psychiques. Que ce soit à cause des drogues nouvelles, des psychogiciels, des psycho-assistants ou tout simplement de sombres machinations entièrement humaines, les personnages du roman ne possèdent plus qu’une parcelle de libre arbitre. Axel est torturé par un sentiment de paranoïa assez compréhensible dans un pareil contexte.
On le voit : Berlin-Bangkok foisonne d’idées, originales ou exploitées de manière nouvelle. C’est un roman à idées, donc. Un roman cérébral. Et Jean-Pierre April est un excellent auteur de “fiction spéculative”, personne n’en doute.
Mais là où le bât blesse, c’est lorsque les idées, les spéculations, le contexte imaginé prennent le dessus sur le reste de la “mécanique romanesque”. April a toujours éprouvé de la difficulté à faire vivre ses personnages, à rendre vraisemblables leurs motivations, à rendre crédible leur drame intérieur quand il y en a un. Dans le cadre d’une nouvelle, d’une fiction relativement courte, cette faiblesse peut ne pas sauter aux yeux. Mais elle devient désolante dans un roman de 341 pages.
En lisant Berlin-Bangkok, malgré toute ma bonne volonté je ne suis pas parvenu à croire aux personnages qui y sont mis en scène, ni aux aspirations qui les poussent à agir. Cela fut particulièrement vrai en ce qui concerne la relation “amoureuse” entre Axel et Yumi. Trop d’attraction-répulsion, de fuite et poursuite, de valse-hésitation et de retournement chez les deux héros. La quête d’Axel, puis son soi-disant amour, ainsi que les événements qu’il déclenche, paraissent “plaqués” par un deus ex machina mal camouflé derrière l’écrivain.
Même problème du côté de l’intrigue proprement dite. L’évolution des conjonctures sociale, politique et géopolitique est magistralement imaginée et terriblement plausible, je l’ai déjà dit. Mais celle des individus manque de crédibilité. Comment croire, par exemple, à la vraisemblance d’un personnage crapuleux à 100 % – Noï – soudainement transformé en philanthrope rêvant de rapprocher les humains par l’entremise des drogues ? Comment être vraiment satisfait de sa lecture quand Yumi elle-même, puis Axel, adhèrent à une foi aussi loufoque ?
April souffre des mêmes faiblesses que deux autres écrivains de la SFQ, Guy Bouchard et Claude D’Astous. Ces trois-là réussissent à merveille à inventer des univers qui sont les paroxysmes de la réalité d’aujourd’hui, des dystopies en somme. Mais tous trois butent sur les mêmes écueils : l’intériorité de leurs personnages et l’intrigue. Il est intéressant de remarquer qu’à l’opposé de ces trois auteurs masculins, trois femmes du milieu de la SFQ, Esther Rochon, Élizabeth Vonarburg et Francine Pelletier, ont plutôt axé leur projet d’écriture sur la vie intérieure de leurs personnages – placés dans des univers plus imaginaires, moins réels, que ceux des écrivains susmentionnés – et qu’elles le réussissent fort bien.
Sur la quatrième de couverture, Berlin-Bangkok est présenté comme « un roman d’amour, d’aventures et de spéculations ». Pour dire vrai, moi je retrancherais tout bonnement les deux premières appellations pour ne retenir que la dernière. [DC]
- Source : L'ASFFQ 1989, Le Passeur, p. 13-17.
Références
- Archaw, Mike, Solaris 91, p. 15-16.
- Durand, Frédérick, imagine… 65, p. 116-117.
- Laurin, Michel, Le Devoir, 26-05-1990, p. D-3.
- Lord, Michel, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec VIII, p. 87-88.
- Martin, Christian, Temps Tôt 24, p. 44-45.
- Melançon, Christiane, imagine… 51, p. 90-91.
- Ruaud, André-François, Yellow Submarine 71.
- Ruel, Hélène, L'Union, 10-01-1990, p. 22.
- Szczerbinski, Eddy, CSF 9, p. 19-20.