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Berlin, dans un futur rapproché. Axel Rovan s’interroge. Trois semaines de sa vie ont disparu de sa mémoire. La cause semble être le « nowhere », un état dépressif courant à l’époque, qui, dans une phase aiguë, aurait forcé son hospitalisation. Lors de cette crise, il se trouvait à Rawaï, en Thaïlande, où il travaillait pour la Deutsche Drug, une multinationale spécialisée dans les produits pharmaceutiques.
Contraint de retourner à Berlin après dix-neuf ans d’absence, Axel s’adapte mal à la nouvelle Allemagne : capitalisme à outrance, course effrénée vers le bonheur et sentiment de solitude généralisé. À ce malaise s’ajoute un nowhere qui ne veut pas le quitter.
Suivi par une psychoassistante, il obtient de ses patrons une année sabbatique pour tenter de mettre de l’ordre dans sa tête. Sa thérapeute lui donne un dernier conseil : se marier pourrait l’aider à vaincre sa maladie. Rovan a déjà connu une première union décevante. Malgré tout, il décide de faire appel à l’agence Berlin-Bangkok. L’entreprise se spécialise dans les mariages programmés et recrute ses candidates en Thaïlande. Une des raisons : les femmes occidentales ne peuvent plus avoir d’enfant. Elles sont toutes victimes du SAP, syndrome d’accouchement prématuré.
L’agence découvre la candidate idéale. Elle s’appelle Yumi et vit à Bangkok. Ce qu’ignore Rovan, c’est que la femme est une prostituée et une adepte du klong, drogue euphorisante propre à la région. Rovan se rend à Bangkok et ramène sa dulcinée à Berlin. Ni l’un ni l’autre ne semblent heureux dans cette union. Yumi disparaît.
Incapable d’oublier son épouse, Axel se livre à une quête désespérée pour la retrouver, une quête qui aboutit en Thaïlande dans un camp de travail où il est retenu prisonnier. Pendant ce temps, Yumi est devenue le cobaye attitré de Noï, un pharmacologue acoquiné à la Deutsche Drug. Ce dernier teste toutes sortes de drogues aphrodisiaques sur la prostituée et en particulier le Transphère T, une forme de prostitution psychique. L’intelligence et le courage de Yumi lui permettent de sauver Rovan et de donner un autre sens à leur amour par le biais des nouvelles technologies.
Références
Cette deuxième version de Berlin-Bangkok a été publiée aux éditions J’ai lu et elle a été revue par l’auteur. D’abord publié en novembre 1989, le roman avait « de justesse… anticipé la chute du Mur » comme l’écrit Jean-Pierre April dans son avant-propos. Pour cette nouvelle édition, l’auteur n’avait pas le choix : il fallait corriger le texte « afin de coller à la réalité ». Par exemple, Jean-Pierre April avait imaginé dans la première version du roman que « le mur de la honte » serait conservé intact pour l’édification des générations futures. À la place, le mur fut détruit et ses fragments éparpillés au gré des amateurs de souvenirs historiques. Mais l’auteur ne s’est pas contenté de simplement corriger les faits. Il a retravaillé son texte : épurant les dialogues, ajoutant des descriptions pour donner plus de chair à certains personnages et laisser plus de place à l’expression de leurs émotions. Il avait peut-être lu la critique de Denis Côté dans L’ASFFQ 1989 qui lui reprochait : « L’auteur a toujours éprouvé de la difficulté à faire vivre ses personnages, à rendre vraisemblables leurs motivations, à rendre crédible leur drame intérieur quand il y en a un. » Malgré cet effort, la nouvelle mouture de Berlin-Bangkok reste assez semblable à la première avec ses forces et ses faiblesses.
Côté spéculatif, le roman reste pertinent dans sa vision d’un Occident exploitant le tiers-monde, porté par une frénésie capitaliste identifiée aujourd’hui comme la mondialisation. Quant aux problèmes liés à la procréation (SAP : syndrome d’accouchement prématuré) soulevés par Jean-Pierre April, ils conservent une certaine actualité avec la fécondité déclinante de la population occidentale. Ce qui a moins bien vieilli, c’est l’importance accordée par les sociétés modernes aux drogues servant à élargir et à contrôler la conscience humaine. Par contre, on pourrait voir dans Internet une variante technologique du Transphère T, une tentative de pénétrer dans l’intimité de l’autre (qui peut aller jusqu’au voyeurisme de nature sexuelle ou autre) et de créer, sinon une communion, du moins une communauté à distance.
Le volet personnages reste malheureusement aussi peu crédible. Denis Côté l’avait très bien souligné dans sa critique : « …là où le bât blesse, c’est lorsque les idées, les spéculations, le contexte imaginé prennent le dessus sur la mécanique romanesque. » Berlin-Bangkok, avec sa grande métaphore sur le mur de Berlin, parle avant tout de solitude. Le « mur » tombé, les barrières détruites, l’individu est confronté au silence, au vide, au « nowhere ». Si Axel Rovan et Yumi appartiennent à deux mondes totalement différents, leur quête intérieure les pousse de manière irrésistible l’un vers l’autre. C’est ce désir de l’autre que l’auteur n’arrive pas à traduire. Axel Rovan est obsédé par son désir de retrouver Yumi. Mais d’où provient cette urgence, ce déchaînement d’énergie chez un individu en lutte avec le nowhere et la dépression ? Même chose pour Yumi. Sa mutation de victime de la drogue et de la prostitution en grande prêtresse du Transphère T ne devrait pas, en toute logique, laisser grand-place au désir amoureux. Pourtant, encore pour des raisons obscures, elle aime l’Allemand. En proposant la communion psychique pour alimenter la passion d’Axel et Yumi, Jean-Pierre April ne fait que souligner, involontairement, toute la faiblesse de ce couple qui aurait peut-être dû se retrouver avant tout dans la souffrance commune de ses deux composantes.
Il reste malgré tout un roman dont le volet spéculatif porte encore aujourd’hui à réflexion. Ce qui est quant même la meilleure chose que peut offrir un roman de science-fiction. [ML]
- Source : L'ASFFQ 1993, Alire, p. 7-10.