L’histoire des débuts en littérature d’Alain Bergeron est bien connue. Il publie un premier roman en 1978, Un été de Jessica, bien reçu par la critique et le milieu naissant de la science-fiction au Québec, dont l’auteur ignore l’existence à ce moment-là. Désenchantement, cependant : son éditeur, Les Quinze, fait faillite et même si son roman est repris en feuilleton l’année suivante dans Le Soleil – un exploit en soi –, Alain Bergeron n’en retire aucune redevance. Suit une période de silence qui durera huit ans. C’est la nouvelle qui va le ramener à l’écriture petit à petit, dans les revues et les ouvrages collectifs. Sur une période de onze ans (1986-1996), il écrit une quinzaine de nouvelles, qu’il réunira dans le recueil Corps-machines et rêves d’anges. Une somme mémorable qui donne véritablement la mesure de son talent et offre une vision globale de l’esthétique et des thèmes qui marquent son œuvre.

Alain Bergeron venant des sciences pures, contrairement à la plupart des auteurs québécois de science-fiction formés en sciences humaines, sa rigueur scientifique le sert grandement dans l’élaboration de ses récits. La science, en outre, occupe une place centrale dans son œuvre en suscitant une réflexion nourrie et stimulante sur les rapports qu’elle entretient avec la religion, l’éthique et la condition humaine, notamment. Le questionnement majeur concerne l’instrumentation des corps par la science et la technologie pour de bonnes (la survie de l’humanité dans « Bonne Fête, univers ! ») mais surtout de mauvaises raisons (profits économiques, capitalisme sauvage et application de la justice pénale dans « Les Crabes de Vénus regardent le ciel »).

La science-fiction de Bergeron n’est pas un succédané de l’ici maintenant. Avec elle, le lecteur est vraiment plongé dans le « novum » et dans des univers à des années-lumière de son quotidien. La frontière entre l’humain et l’être artificiel ou génétiquement modifié est plus floue que jamais. Le corps est devenu un laboratoire, un simulacre pour tromper l’autre, une enveloppe de chair manipulée à distance. Qu’est-ce, alors, que l’humanité ? Une caste de privilégiés qui protègent leurs avantages contre les autres qui peinent à survivre comme dans « Une analogie de la vie éternelle » ? Une petite fille entourée de soins jaloux par une société décadente de vieillards milliardaires comme dans Un été de Jessica ? On aurait tort de croire que les enfants, chez Bergeron, incarnent le futur et l’espoir de l’humanité. Que ce soit Jessica ou les enfants en hibernation dans « Bonne Fête, univers ! », ils cachent une monstruosité dont ils ne sont pas les seuls responsables, il est vrai.

Alain Bergeron aime bien jouer sur l’ambivalence, sur le contraste entre l’apparence et la réalité. Ses textes mettent souvent en scène des situations qui provoquent une réflexion sur le partage, l’engagement et l’éthique de la science dans les expérimentations génétiques des espèces. Les enjeux soulevés, bien que philosophiques ou moraux, sont souvent abordés sous l’angle économique, car la conquête de nouveaux territoires planétaires répond avant tout à l’insatiable appétit du modèle capitaliste. Si cette dénonciation de l’exploitation sans scrupule des ressources, soutenue par une conscience environnementale, est présente dans le roman pour jeunes Le Chant des Hayats, la vision d’un cosmos dominé par les conglomérats économiques se déploie avec une ampleur inégalée dans Phaos, roman cyberpunk dont la genèse a été élaborée dans la nouvelle « L’Homme qui fouillait la lumière ».

Outre ces considérations matérialistes qui servent de toile de fond à son œuvre, Bergeron a abordé de façon originale la question de la religion. Dans « Le Huitième registre », il confronte celle-ci avec la science dans une uchronie fort ambitieuse à partir d’une prémisse très riche : Et si l’islam n’avait pas été fondé par Mahomet ? Dans « Les Amis d’Agnel », la figure messianique – dont le nom évoque irrésistiblement l’image de l’agneau, symbole chrétien – est rejetée par ceux qu’elle est venue sauver. Porteuse de valeurs humanistes comme la compassion, la rédemption et le respect de la vie, cette nouvelle rappelle l’œuvre d’Esther Rochon par la spiritualité qui en émane.

Excellent conteur, Alain Bergeron a le sens de la narration et possède une écriture fluide, attachante. Il y a aussi chez lui un côté fantaisiste, plus léger, qui s’exprime à l’occasion sous forme de parodie comme dans « La Mort à Venise », hommage respectueux à Thomas Mann, ou qui assume pleinement les clichés de la SF comme dans « Revoir Nymphéa ». C’est peut-être ce trait de caractère qui l’a incité à s’inventer une « nouvelle identité » pour se mesurer aux auteurs américains de l’horreur et du suspense, tel R. L. Stine, publiés en traduction dans la collection Frissons des Éditions Héritage. Brian Eaglenor (anagramme d’Alain Bergeron) a publié trois romans pour jeunes au cours des années 1990 : Le CorbillardGrignotements et L’Ennemie.

La contribution la plus significative d’Alain Bergeron à la littérature de genres demeure cependant sa science-fiction critique et foncièrement pessimiste à l’égard de la nature humaine. Il anticipe un monde dans lequel l’homme est dépassé sur le plan technologique par les machines qu’il a créées. Sa seule supériorité réside dans son humanité, dans sa capacité à éprouver des sentiments. La question qui taraude l’auteur et qui alimente le courant majeur de son œuvre est : pour combien de temps ?

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