Ses nouvelles sont comme de petits cailloux qui nous mènent à ses trois romans de la série Les Cités intérieures. On pourrait se contenter de lire ses nouvelles, mais sa trilogie offre une synthèse de ses textes brefs en plus de mettre en place un univers d’une richesse et d’une complexité décuplées.

L’œuvre de Natasha Beaulieu explore le monde de la marge, les comportements déviants et les pratiques anormales, voire perverses. Mutilation (mains coupées dans « Le Milliriard ») ou automutilation, scarification de la peau, fétichisme, sadomasochisme, body modification par des implants sous-cutanés, la panoplie des déviances est à peu près complète. Le corps est un objet de fascination pour l’auteure et sa transformation participe d’une quête d’absolu, tant sur le plan esthétique que sur le plan spirituel. Dans la nouvelle « Klé », la narratrice mentionne à propos du personnage éponyme qu’elle a rencontré (un humain qui tend vers une mutation en oiseau) : « Avec Klé, je découvrais que la majeure partie de l’âme d’un individu était imprimée sur son corps. » L’auteure pousse à l’extrême cette idée dans « BM Zone » alors qu’elle imagine un être, Strange Bones, dont tous les os du corps sont gravés de symboles mystérieux.

Les personnages de Natasha Beaulieu sont – et se veulent – uniques : ils revendiquent leur anormalité, leur excentricité, car ils détestent être comme tout le monde. Ils assument leur différence et s’en glorifient, mais cela ne va pas sans leur causer des problèmes. Ils vivent dangereusement et intensément mais n’envisagent pas une autre façon de vivre. En amour, la passion est totale et dévorante, d’un romantisme fou et exacerbé. Cette passion se nourrit de cuir et de latex plutôt que de soie et de dentelles.

Dès la première nouvelle de l’auteure, « La Cité de Niba », parue en 1991, le corps est au centre de son imaginaire. Il enclenche une réflexion sur la beauté, enjeu majeur de la quête des personnages de Beaulieu. On peut y lire une métaphore des canons esthétiques et de la mode qui figent le corps dans une image éternelle de la beauté. Les habitants de Niba, dotés d’un physique ingrat, vouent en effet un culte à la beauté au point de réduire en statues les quelques beaux spécimens de femmes qu’ils rencontrent ou engendrent. On constate rétrospectivement que cette nouvelle introduit aussi la notion de sacrifice au profit de l’œuvre artistique, motivation primordiale des personnages de Beaulieu adeptes du culte du corps et de sa transformation.

Pour incarner cette recherche de la pureté, de la beauté et de l’être unique, l’auteure se devait de la situer dans un lieu concret fort et référentiel. Elle utilise l’image récurrente de la cité : trois de ses nouvelles sont coiffées de ce terme (« La Cité de Niba », « La Cité de Penlocke » et « La Cité sans nom »), tandis que sa trilogie romanesque, rappelons-le, s’intitule « Les Cités intérieures ». On pourrait même ajouter la « BM Zone » qui correspond à l’ancien quartier chinois dans un Montréal futuriste. L’univers de Beaulieu est essentiellement urbain et se présente comme un hybride de fantastique et de science-fiction – avec prédominance fantastique –, un peu à l’image des êtres hybrides qui peuplent son œuvre.

Le concept de cité est ici porteur de l’imaginaire de l’auteure en ce sens qu’il crée les conditions favorables pour explorer ce qui sort de la normalité. Dans sa trilogie, Natasha Beaulieu raffine ce concept en l’intégrant dans la tête de certains de ses personnages, d’où le qualificatif « intérieures ». Symbole par excellence de la vision de l’œuvre que chaque artiste porte en lui et expression de la puissance créatrice affranchie, comme il se doit, des lois de la morale ? Une chose est certaine, cette vision d’une cité frappée par la peste nourrit l’œuvre picturale de Jimmy Novak, un des personnages principaux de L’Ange écarlate. Jouant habilement avec les codes de la littérature vampirique (Jimmy aime sucer son sang et celui de son amante Tura Sherman, alias l’Ange écarlate, et il supporte mal la lumière du jour) sans que ses personnages ne soient à proprement parler des vampires, l’auteure cultive à bon escient les extrêmes : violence sauvage et raffinement exquis. Le couple Jimmy-Tura est excessif dans ses comportements amoureux, alors que David Fox et Boris Wagner semblent avoir toujours un parfait contrôle d’eux-mêmes.

L’œuvre de Natasha Beaulieu est une ode aux marginaux, à ces êtres bizarres qui sculptent leur corps pour en faire un objet d’art, qui modifient leur anatomie pour échapper à la condition humaine générale. En fait, ces êtres en quête de mutation se révèlent plus authentiques dans leur démarche, motivés qu’ils sont par le dépassement, le sacrifice et la recherche de l’esthétique, que les gens dits normaux, notamment les scientifiques qui sont prêts à tout pour décrypter les données de cette nouvelle humanité.

Le culte du corps tel qu’il est décrit dans ses diverses manifestations par Natasha Beaulieu n’est pas sans rappeler les obsessions des personnages de certains romans de Karoline Georges, La Mue de l’hermaphrodite, Ataraxie et De synthèse, variations sur le désir de perfection corporelle déclinées sur un mode davantage réaliste. 

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