Esther Rochon occupe une place unique dans la science-fiction québécoise. Unique, parce qu’elle élabore une œuvre qui est toujours restée fidèle à ses valeurs fondamentales et exempte de ces clichés qui sont souvent associés à la science-fiction. Les vaisseaux spatiaux, les planètes à terraformer, les androïdes ou autres créatures cybernétiques, très peu pour elle ! Unique aussi dans sa façon d’appréhender le monde, au point que son œuvre est pratiquement un genre littéraire en soi qui ferait la synthèse de la littérature fantastique pratiquée par H. P. Lovecraft et de la science-fiction à teneur métaphysique. En fait, la valeur de cette œuvre d’une constance remarquable tient au caractère spirituel de son propos.

La production romanesque d’Esther Rochon comprend deux grands cycles : l’univers de Vrénalik (En hommage aux araignéesL’Épuisement du soleilL’Espace du diamant) et les Chroniques infernales. Dans La Rivière des morts, l’écrivaine fait le pont entre ces deux mondes dont le point de rencontre se situe sur l’île de Montréal, plus précisément à Mont-Royal, ancien marais transformé en quartier résidentiel. L’image du marais fait partie des quelques symboles clés de l’œuvre de Rochon. Lieu glauque, malsain et stagnant en apparence, il n’en est pas moins un formidable et indispensable vivier où la vie prolifère et la matière se transforme. Ce lieu est à l’image des personnages de l’auteure, en apparence placides mais dotés d’une grande sagesse et d’une humanité exceptionnelle. Ballottés par la vie, ils ne savent pas exactement quel est leur rôle jusqu’à ce que survienne un événement déterminant qui les révèle à eux-mêmes.

Rarement la démarche d’écrivaine d’Esther Rochon aura été aussi limpide et magistralement exposée que dans La Rivière des morts, œuvre de maturité influencée par ses lectures adolescentes de Lovecraft à qui elle rend hommage en liant métaphoriquement Montréal et Providence (au Rhode Island). Largement autobiographique, du moins dans la première partie consacrée aux jeunes années de l’alter ego de l’auteure, Laura Fraser, ce roman, qui a tout d’un testament littéraire, dévoile l’art poétique d’Esther Rochon et la façon dont se manifeste une vocation d’écrivain pour peu que l’on soit à l’écoute de son monde intérieur et qu’on réponde à l’appel. Cela étant, c’est sur son rôle dans l’organisation du monde qu’elle s’interroge, pour elle-même, sans tenter de convertir qui que ce soit.

Dans le cas de Laura Fraser, la révélation a lieu à l’âge de la retraite, quand elle prend conscience qu’elle est une rivière souterraine dont le rôle est de transporter les morts vers une autre étape de leur existence. Ce faisant, l’écrivaine livre une conception très personnelle de l’après-vie basée sur une spiritualité « cosmique » dans laquelle la nature est un creuset où l’être humain, éphémère par définition, est destiné à se fondre. La matière dont il est constitué est ainsi vouée à retourner à la terre.

La spiritualité d’Esther Rochon se nourrit à la fois de son éducation chrétienne et de la connaissance du bouddhisme acquise à l’âge adulte dont elle retient l’enseignement du maître, à savoir que « La vie est comme un rêve » et ce, tout au long de son œuvre littéraire. Ainsi, l’ordonnancement du monde tel qu’elle le voit constitue une synthèse des cosmologies chrétienne et bouddhique qui partagent une même conception du ciel et de l’enfer : le ciel auquel les âmes pures ou méritantes accèdent au moment de la fin de l’existence du corps, l’enfer où sont précipités les êtres malveillants pour expier leurs fautes. Le purgatoire, symbolisé par la rivière des morts dont la fonction est de mener les âmes au paradis et qui débouche dans la baie de Narragansett, en face de Providence (sublime scène d’ascension céleste), relève de la vision chrétienne. Et c’est sans parler de la figure de l’ange gardien évoquée avec un soupçon d’humour et de légèreté. Par ailleurs, l’idée des vies successives et le rachat des fautes proviennent de l’enseignement bouddhique, de sorte que les valeurs spirituelles qui façonnent la philosophie de la vie de l’auteure composent un système syncrétique très organique qui a peu à voir avec la pratique d’une religion.

Pour Esther Rochon, la douleur et la souffrance font partie de l’expérience de la vie. C’est pourquoi elle n’hésite pas à décrire des situations d’une cruauté parfois surprenante et extrême, mais cette sanction n’est jamais revancharde et s’accompagne d’une réelle empathie pour la victime, quel que soit son crime.

On comprendra que l’œuvre d’Esther Rochon n’attire pas les foules. Elle est exigeante, elle ne comporte pas beaucoup d’action et ce qu’elle préconise – le don de soi, l’authenticité – n’est pas au goût du jour dans une société qui valorise beaucoup le plaisir, la jeunesse et la beauté et qui fait tout pour occulter la mort. Farouchement à contre-courant des valeurs matérielles d’aujourd’hui, détestant les apparences et le conformisme ambiant, Esther Rochon est du côté de la vie intérieure, siège de la spiritualité, et préfère se mettre au service des morts. Il n’y a pourtant rien de morbide dans ce choix. Au contraire. Le sentiment de se rendre utile, de servir une cause avec discrétion lui suffit. Ce n’est pas pour rien qu’elle s’identifie à une rivière souterraine dont le symbolisme lui a été inspiré par son nom de jeune fille, Blackburn, de l’écossais « burn » signifiant ruisseau ou rivière, cette rivière noire qui draine le marais de la ville de Mont-Royal. Cette attitude définit aussi sa position d’écrivaine : sachant en toute humilité que son œuvre laisse indifférente la grande majorité de ses contemporains mais continuant d’écrire parce qu’il y aura toujours quelques centaines de lecteurs qui seront prêts à la suivre. C’est un privilège de faire partie de ce nombre.

S’il y a un maître mot dans son œuvre, c’est bien « jonction ». La volonté de concilier sa vie intérieure avec la vie en société, de trouver son point d’équilibre, ce fameux centre au cœur du labyrinthe à la recherche duquel un bon nombre des personnages de ses nouvelles consacrent leur vie, anime inlassablement l’entreprise romanesque rochonnienne. Cette quête peut être facilitée par l’imagination, autre façon de voir le monde. C’est là que s’impose tout naturellement la nécessité de l’écriture, l’indispensable et véritable œuvre artistique dont le rôle est de prendre à revers les conventions et les normes sociales acceptées. Esther Rochon sait voir la beauté au-delà de la laideur et déceler l’humanité dans les créatures d’apparence monstrueuse. Cela est particulièrement manifeste dans son magistral roman Coquillage.

Chez elle, les atmosphères et les sensations sont plus importantes que les événements. C’est pourquoi son œuvre est universelle tout en étant foncièrement québécoise, ce qu’atteste La Rivière des morts où la perte des valeurs morales de la société québécoise renvoie à la déliquescence de la société asven dans L’Épuisement du soleil, confirmant du coup la lecture nationaliste qu’on pouvait tirer de ce roman à sa parution en 1985 et la finesse de son portrait sociologique.

Par l’âpreté des existences qu’elle décrit et par l’empathie spirituelle qui imprègne le regard qu’elle porte sur les autres, Esther Rochon est un croisement d’Anne Hébert et de Marie-Claire Blais. Rien de moins. Humble et modeste, elle n’imaginerait pas qu’elle domine le gotha littéraire de la science-fiction québécoise.

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