En raison de ses origines franco-ontariennes – il est né à Toronto –, Jean-Louis Trudel est un cas unique dans la science-fiction francophone canadienne. Un pied dans la culture anglophone, l’autre dans la culture québécoise, il maîtrise les deux langues officielles du Canada. Cette position privilégiée l’a incité à tenter un rapprochement entre les deux solitudes, qui reflètent autant la réalité sociale que la situation littéraire. Sans grand succès, il faut le dire, les littératures de genre, autant que la littérature générale, étant aux prises avec le même fossé séparant les créateurs anglophones des écrivains francophones.

Néanmoins, cette volonté de sa part d’établir des passerelles – participation à des collectifs anglophones et codirection, traduction de textes du français vers l’anglais, jumelage des sections francophone et anglophone dans un même congrès de science-fiction – colore justement la science-fiction qu’il pratique. Son histoire du futur, dont il livre des aperçus depuis sa toute première nouvelle, « Œuvre de paix », parue en 1984 – à l’âge de dix-sept ans ! – et par l’entremise de plusieurs romans jeunesse, ne repose-t-elle pas sur l’idée d’une Fédération qui réunit les Humains en un seul État en vue de la colonisation du système solaire ? Sans être antinationaliste, son œuvre renvoie plutôt dos à dos les nationalismes québécois et canadien dans ce qui demeure sans doute son texte le plus politique, « Report 323 : A Quebecois Infiltration Attempt », en dénonçant à la fois la rigidité de la politique linguistique du Québec devenu indépendant et la paranoïa du Canada à l’égard de son voisin en matière de sécurité.

En réalité, ce qui intéresse Jean-Louis Trudel, ce sont les grands enjeux sur fond d’aventures galactiques liées à l’essaimage de la race humaine dans l’univers plutôt que les conflits à l’échelle locale. Son ambition avouée d’écrire une histoire du futur, avec Robert Heinlein, Isaac Asimov et Poul Anderson comme mentors, s’inscrit dans la grande tradition du space opera anglo-saxon plus que dans l’esprit de la science-fiction québécoise. Question de mentalité et de culture, sans doute, les écrivains de SF québécois ayant de la difficulté à se projeter dans une entreprise humaine de colonisation de l’espace et d’hégémonie économique. Cela prenait un Franco-Ontarien pour imaginer une planète, Nou-Québec (dans Les Bannis de Bételgeuse), colonisée par les Québécois !

La force de l’œuvre de Jean-Louis Trudel réside dans sa capacité à entrevoir de façon crédible ce que sera la Terre dans quatre siècles ou à spéculer sur l’avenir de l’humanité dans plusieurs siècles quand la technologie permettra à l’homme d’explorer d’autres galaxies. En raison de sa formation scientifique (études en physique, en astronomie et en histoire des sciences), Trudel a les outils pour anticiper sur une grande échelle les problèmes scientifiques et les avancées technologiques qui façonneront l’humanité, ce qui en fait le principal représentant de la hard SF ou science-fiction savante dans l’ensemble francophone canadien. Son œuvre s’articule autour de grands thèmes classiques : la conquête de l’espace, l’évolution des espèces dans le cosmos, les conflits nourris par les volontés hégémoniques des diverses races. Il en résulte forcément une vision militariste de l’univers et du futur.

Les enjeux, énormes, débouchent sur des choix philosophiques difficiles. Dans ce contexte, les destins individuels paraissent bien secondaires et l’auteur semble avoir de la difficulté à s’y intéresser. Les motivations et la psychologie des personnages ne sont pas toujours approfondies, comme si leur opinion ou leur éthique n’avait finalement aucune prise sur le cours des événements. Les tenants et aboutissants du débat sont souvent exposés de façon académique par un narrateur omniscient plutôt que par les personnages eux-mêmes, ce qui contribue à leur déficit d’humanité.

L’œuvre de Trudel possède cependant des points forts que le souffle wagnérien de l’auteur met en évidence : la recréation historique ou la création de villes futuristes, la plausibilité des découvertes scientifiques, la richesse du vocabulaire, la construction solide d’une intrigue, la rigueur scientifique irréprochable.

Les dix premières années d’écriture de Jean-Louis Trudel ont été marquées par la publication d’une trentaine de nouvelles destinées principalement aux adultes et de deux feuilletons, Le Ressuscité de l’Atlantide et Pour des soleils froids, qui seront réédités chez Fleuve Noir. Il a été le premier auteur francophone canadien à avoir été publié par cette vénérable maison d’édition française.

À partir de 1994, il publie surtout des romans pour jeunes chez Médiaspaul – vingt et un titres en onze ans –, si bien qu’il est en voie de ravir à Daniel Sernine le titre d’auteur le plus prolifique. Toutefois, ce volet de son œuvre n’a pas encore atteint la popularité de celle de son devancier et éditeur, qui a inspiré plusieurs écrivains dans la trentaine aujourd’hui. La contribution la plus remarquable de Trudel à la littérature jeunesse reste, de l’avis de plusieurs, la série Les Saisons de Nigelle. L’écrivain s’y est donné un double défi : camper une histoire dans un même village à quatre époques différentes mais, surtout, en explorant quatre genres différents : mystère ou polar (printemps), science-fiction (été), fantasy (automne) et fantastique (hiver). Inspiré peut-être par le groupe Harmonium, une cinquième saison (un cinquième tome) voit le jour en conclusion : Nigelle par tous les temps.

Tout en poursuivant une carrière solo, Trudel entreprend avec Yves Meynard une collaboration assidue qui mènera à la naissance de Laurent McAllister. Leur première nouvelle, « Les Protocoles du désir », tout en s’inscrivant dans la vaste entreprise d’histoire du futur de Trudel, peut aussi se lire, en raison de son sujet (la rencontre de deux négociateurs de culture et d’origine différentes, un Humain et un Glog), comme une allégorie de l’apprivoisement et de l’ajustement de l’écriture à quatre mains. Symbiotique, leur collaboration semble exacerber les traits distinctifs de chaque entité créatrice, si bien que certaines nouvelles empruntent la voie de la science-fiction expérimentale. Les Leçons de la cruauté contient l’essentiel de leur production nouvellistique, tandis que Suprématie, qui relate la domination de la race des Suprémates dans l’espace, constitue une pièce majeure de l’univers mis en place par Trudel.

Pour prendre congé de sa saga de l’espace (la « Volkswanderung »), dont la représentation la plus sophistiquée et la plus ambitieuse est probablement « L’Arche de tous les temps », version futuriste de l’arche de Noé dans laquelle il décrit plusieurs espèces extraterrestres intelligentes, Trudel aborde périodiquement des sujets plus contemporains et nourris de préoccupations sociales ou éthiques : le clonage humain (« Les Retrouvailles du sang »), les manipulations génétiques (« Tirés d’une même chair »), l’environnement et la détérioration de la planète (« Le Deuxième carnet de Villard »), le racisme étatisé (« Les Derniers Lecteurs »).

Sa capacité d’écrire en anglais et son rôle de médiateur entre les deux fandoms canadiens ont fait qu’il a publié plusieurs nouvelles en anglais, mais ses textes ont aussi été traduits en plusieurs langues, sans compter sa présence au sommaire de nombreuses revues ou anthologies européennes. C’est une feuille de route dont se satisferaient un grand nombre d’écrivains, mais Jean-Louis Trudel peut certainement nous réserver encore de belles surprises.

 

 

Œuvres

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